Gaël Giraud est économiste, ancien trader, prêtre jésuite et théologien. Il est connu en France pour son engagement pour une réforme fondamentale du système économique face à la crise écologique (voir notamment Vingt propositions pour réformer le capitalisme [Flammarion, 2009] co-écrit avec Cécile Renouard à la suite de la crise financière de 2008, ainsi que Illusion financière [Éditions de l’Atelier, 2012]). Actuellement, il dirige le programme de justice environnementale à l’université Georgetown et est président d’honneur de l’Institut Rousseau « Think Tank de gauche ».
Composer un monde en commun est un livre qui en impose. Je me risque à résumer le projet qui le sous-tend de la manière suivante : développer une perspective théologique sur les communs qui arrive à ouvrir l’horizon d’une réponse collective à la crise écologique au niveau de la gestion des ressources (matérielles et symboliques) en tenant compte de l’histoire longue du droit occidental et de sa dimension théologique.
Il s’agit notamment d’identifier les contours d’une alternative (i) aux options de transformation sociale de type libéral (inspirées p. ex. des travaux de l’économiste Friedrich August von Hayek [1899-1992]) et (ii) à la dynamique de privatisation des communs et de dissolution de l’Etat de droit démocratique et social. Giraud le fait en développant une pensée des communs, à la suite notamment des travaux de l’économiste et politologue étatsunienne Elinor Ostrom (1933-2012) – la reprise de sa typologie des biens sociaux (public, privé, tribal, commun) développée dans son ouvrage Gouvernance des biens communs (De Boeck, 2010) structure en profondeur la réflexion de Giraud.
(Le commun) est une ressource, matérielle et/ou symbolique, dont les règles dont s’est doté la commun-alité qui en prend soin sont elles-mêmes un commun herméneutique.
Composer un monde en commun, p. 582
Cette conception des communs s’appuie sur l’affirmation que tout engagement (promesse) fait fond sur un acte de foi et un entre-nous (Esprit) impliquant une interprétation constante des symbolisations du corps collectif, compris ici à partir du nom allégorique "Gaïa". Cette interprétation a son lieu dans la délibération infinie d’une collectivité dont les membres sont un humanum encore à venir – qui ne se limite donc pas à l’espèce homo sapiens sapiens, mais qui est ouverte sur une altérité dans le vivant.
Cette vision des communs dépend elle-même d’une théologie inspirée par l’Evangile. Ce qui est premier c’est la communication de la grâce de Dieu, opposée à ce que Giraud identifie comme le mythe d’une dette primordiale.
La relation privée à Dieu que présuppose le mythe de la dette primordiale est la source du péché ; elle constitue l'une des manières – sinon le mode privilégié –, pour nos sociétés, de dire 'non' à l'offre gracieuse d'auto-commun-ication de soi de Dieu. C'est de ce péché – et de l'enfermement mortel qu'il induit dans l'ipséité, le sacré, le pur, l'indemne, l'acquisition – que nous sauvent la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ.
Composer un monde en commun, p. 521
Cette citation illustre en partie la manière dont Giraud essaie dans son propos de lier droit, économie, politique, histoire des Occidents, transformation sociale-écologique et théologie. Cette tentative systématique est à la fois la grande richesse de ce livre, mais aussi sa difficulté.
Il n’est pas possible de rendre compte sous un mode linéaire du contenu de ce livre – on se trouve alors noyé par le nombre de thématiques abordées et les multiples de détours que nous fait faire l’auteur au fil de la lecture.
Ce livre se présente comme un assemblage baroque de différents horizons de recherches et de réflexion. Il lie théologie (avec Eberhard Jüngel, Christoph Theobald, Irénée de Lyon et Karl Rahner), histoire de l’économie, du droit et de la politique (Harold J. Berman, Yan Thomas), philosophie du droit (Pierre Legendre, Alain Supiot), de la politique (Michael Walzer, Cornelius Castoriadis, Claude Lefort – Jacques Derrida et Jean-Luc Nancy à certains égards aussi), et des pensées de la transformation économique, sociale et écologique contemporaine (Elinor Ostrom, Pierre Dardot et Christian Laval, Philippe Descola, Eduardo Viveiro de Castro). Le lien entre ces horizons est établi par un mouvement ignatien de relecture spirituelle et de répétition inspiré des variations Goldberg de J. S. Bach.
Le style est itératif, focalisé à chaque fois sur un horizon thématique – et rejouant dans chacun de ces horizons les enjeux théologiques, juridiques, politiques et économique de la définition des biens et de leur gestion.
Un premier chapitre pose le cadre de la réflexion sur les communs ; trois chapitres travaillent les enjeux de la souveraineté (celle du Christ qui se retire et se faisant inaugure l’espace de la commun-alité), reprenant les thèmes de l’Ascension (ch. 2), de la Pentecôte (ch. 3) et de la praxis communautaire des premiers chrétiens (ch. 4). Il y développe également une herméneutique pluraliste des Ecritures en introduisant la notion de « commun herméneutique ». Les trois chapitres suivant se focalisent respectivement sur le public (ch. 5), le privé (ch. 6) et le tribal-stämmig (ch. 7). Le dernier chapitre (ch. 8) est une reprise de l’ensemble du parcours à l’aune d’une réflexion sur les variations Goldberg, comme illustration de la dynamique théologico-politique visée par Giraud. Il y fait également une reprise duTraité fondamental de la foi de Karl Rahner.
Composer un mode en commun est un livre ambitieux. Il propose une vision pour l’organisation à venir des collectifs, tout en cherchant à la soutenir d’une conscience historique et théologique ouverte sur le conflit des interprétations.
La tentative de synthèse est stimulante à souhait – ne serait-ce que par les nombreux détours que propose l’auteur, offrant d’autres récits et d’autres perspectives par rapport à celles qui sont véhiculées par une forme de sens commun libéral-social.
Il est particulièrement stimulant pour des pensées hantées par tout ce qui réfère au « commun » comme le sont les traditions protestantes, marquée qu'elles sont d’un pessimisme anthropologique et d’une tendance à dissocier le développement du droit commun (et donc de l’économie et de la politique) de l’interprétation de l’Evangile.
Giraud offre une vision à certains égards enthousiasmantes, mais aussi exigeante. J’en donne ici quelques extraits.
La sainteté consiste précisément en cette élaboration continue – d'ordre à la fois technologique, spirituel, moral, politique, institutionnel, juridique, symbolique, économique, social... sans que ces différents registres doivent être confondus – de figures du corps social par le truchement desquelles nous sommes invités à siéger avec le Ressuscité sur le trône du "Père". Le lieu du pouvoir est vide parce qu'il est lui-même promis à devenir un commun. Pour peu que nous consentions à le partager entre nous, avec la création et avec Dieu lui-même.
Composer un monde en commun, p. 531
Le droit positif n'aurait pas à s'accomoder de l'incapacité humaine à prendre soin d'une manière pacifiée et au prix d'une délibération ininterrompue de ce qui n'appartient en propre à personne, au contraire. Sa tâche serait de rendre possible une telle délibération pratique au sujet des communs auxquels nous tenons car ce discernement délibératif est le chemin par lequel nous sommes invités à prendre part à la vie divine, laquelle est intrinsèquement dispensatio, c'est-à-dire don de soi par Dieu, en commun, 'à chacun selon ses besoins'.
Composer un monde en commun, p. 561
Autant cet essai invite à de profond changement du regard, autant il me semble que l’auteur essaie d’en faire trop à la fois. Malgré les recadrages et récapitulations régulières, le fil général de l’exposition peut être difficile à suivre. La surcharge d’information fait parfois perdre de vue le questionnement central de l’ouvrage. Le changement constant de registre (théologique, historique, juridique, politique, économique, philosophique, etc.) et la volonté de saisir ces registres dans une même fresque rend le propos particulièrement fragile et l’expose à des contestations faciles. D’un point de vue formel, la répartition du livre en quatre partie, rythmée par la scène l’Ascension (Ac 1,6-11) peine à me convaincre.
Le livre s’adresse en priorité à celles et ceux qui souhaitent réconcilier théologie et transformation écologique et sociale. Il offre une vision pour l’invention de nouvelles pratiques de gouvernance, ainsi que pour une interprétation critique des pratiques en cours et des narratifs qui les sous-tendent. Il intéressera de manière générale celles et ceux qui sont préoccupés par les enjeux liés à la thématique des biens communs.
Composer un monde en commun est la version retravaillée pour publication d’une thèse de doctorat en théologie défendue au Centre Sèvre. Cette publication est entachée de différents problèmes : (i) Une accusation de plagiat sur la première version du texte (retirée par l’éditeur) qui a valu à Giraud le retrait de la mention à son titre de docteur en théologie ; (ii) Différentes accusations d’antisémitisme et de complotismes suite à des dérapages sur Twitter et sur la chaine Thinkerview – Giraud a entre-temps réprouvé ses propos et prononcé des excuses publiques.
Il vaut la peine d’avoir ces deux points à l’esprit au moment de la lecture : d’une part parce que le texte de Giraud se repose effectivement – et de manière transparente – sur une littérature abondante, dont il fait la reprise et la synthèse ; d’autre part parce que le propos de Giraud travaille la problématique de la privatisation des ressources naturelles, ce qui peut potentiellement nourrir un narratif d’un complot des élites financières – même si le livre de Giraud me semble rester à distance de la logique propre à ces dérives, lui-même a montré une rhétorique véhémente à l’égard de la figure du banquier David Rothschild et des activités du Groupe Rothschild.
Gaël Giraud, Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène, Paris, Seuil, 2022.
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