« Les perceptions des victimes et de ceux qui, directement ou indirectement, peuvent être les auteurs des faits, ont tendance à être très différentes. Les victimes ne perçoivent ni les faits ni leur signification de la même manière que les simples observateurs ou que ceux qui auraient pu éviter ou soulager la souffrance. Ces personnes sont trop éloignées les unes des autres pour voir les choses de la même manière ».
Judith N. Shklar
« La tradition n'est souvent rien d'autre qu'un témoignage rendu au silence ».
Judith N. Shklar
« C'est pourquoi nous dirons volontiers, en renversant les mots de la prière que Jésus adresse à Dieu selon l'évangile de saint Luc : Seigneur, ne leur pardonne pas, car ils savent ce qu'ils font ».
Vladimir Jankélévitch
Commentaire sur la traduction : dans ce paragraphe, le texte allemand distingue entre l’injustice (Ungerechtigkeit) et une torsion active du droit ou une atteinte aux droits (Unrecht) – pour permettre le jeu de sens il faudrait ainsi parler de in-droit. Pour éviter ce néologisme peu heureux nous avons rassemblé les deux notions dans le terme « injustice » et avons été attentifs à mettre en évidence la dimension juridique lorsque le texte thématise explicitement – notamment avec la notion « d’atteinte aux droits ».
« Penser que les attitudes et les institutions démocratiques apportent une réponse adéquate à l'injustice serait puéril, voire même pas évident du tout. Il se peut que nous disposions des meilleures procédures possibles de formation de consensus, mais nous ne conquerrons pas le royaume de l'injustice de cette manière ». Le jugement de Judith N. Shklar sur les institutions libérales-démocratiques s'applique-t-il également à l'Église, en particulier à l’Église réformée en tant qu' « Église de la liberté » ? Comme pour la théorie des idées politiques, il en va de même pour l'ecclésiologie : la théorie et la pratique vont difficilement de pair, soit parce que la théorie méconnaît les réalités, soit parce que la théorie incite la pratique à perdre de vue les réalités. La politologue et philosophe juive américaine diagnostique une erreur de pensée que l'on rencontre aussi bien dans le libéralisme que dans la théologie post-réformation : les deux considèrent l'injustice comme un écart par rapport à un ordre et des conditions légitimes et justes dans la perspective du pouvoir et des puissants. Shklar part à l'inverse de la réalité de la vie des faibles et montre que ce qui apparaît comme une panne du système dans la perspective des puissants représente pour les impuissants leur réalité inéluctable. C'est pourquoi le libéralisme politique doit partir des deux unités sociales de base que sont les faibles et les puissants. Il faut un « libéralisme de la peur » qui vise à « protéger la liberté de l'abus de pouvoir et de l'intimidation des personnes sans défense ; car c'est précisément à cela que conduit la différence entre les deux unités de base. [...] Le libéralisme de la peur [...] considère avec le même malaise les abus des pouvoirs publics dans tous les régimes ».
Toute la philosophie de Shkar tourne autour de la tension entre l'idée politique du libéralisme et la réalité de l'injustice. Elle offre également un cadre conceptuel pour la question théologiquement et politiquement urgente de savoir comment l'Église – avec sa conception de la liberté chrétienne, de l'amour du prochain et de la solidarité avec les pauvres, les faibles et les personnes ayant besoin de protection – a pu devenir le théâtre d'une violence insupportable. Par analogie avec l'analyse philosophique du décalage entre les promesses libérales de liberté et de participation d'une part, et la violence politique réelle d'autre part, l'Église doit se demander comment l'attention qu’elle porte à sa prédication et à son image s'accorde avec la violence désormais révélée au sein de ses institutions. Contrairement à l'anthropologie négative souvent critiquée de l'existence pécheresse des créatures, il lui manque manifestement une conscience critique de l'injustice de ses propres institutions. On a l'impression que les yeux vigilants de l'Église sur les injustices dans le monde ne sont guère tournés vers ses propres fautes et ses propres échecs. Ce constat est confirmé par certaines réactions officielles aux études parues sur la violence sexuelle dans les Églises, qui donnent l'impression qu'il s'agit d'un grand malheur, semblable à une catastrophe naturelle, et non pas d'une violence « faite maison ».
La catégorie de l'« injustice passive » de Judith N. Shkar donne une perspective théorique sur ces contradictions. « Être passivement injuste ne signifie pas manquer d'amour pour son prochain. Cela exige davantage de nous. Le saint accorde une aide qui va au-delà des règles humaines et même de l'appel du devoir ; il est supérieur à tout ce qui peut être appelé juste ou correct. L'être humain passivement injuste n'est pas accusé de ne pas avoir dépassé les limites du devoir, mais de ne pas avoir reconnu que son rôle de citoyen implique plus que ce qu'exige la justice ordinaire. L'être humain injuste est coupable parce qu'il ne respecte pas la loi et les mœurs en les violant activement, et aussi parce qu'il agit de manière injuste. L'être humain passivement injuste, quant à lui, fait autre chose ; il est tout simplement indifférent à ce qui se passe autour de lui, en particulier lorsqu'il est le témoin oculaire de la fraude et de la violence. Il échoue dans sa qualité de citoyen. Sa défaillance n'est pas due à un manque total de bonté humaine. Lorsqu'il est témoin d'un acte illégal ou d'un crime, il détourne le regard. S'il s'agit d'un fonctionnaire, sa faute est particulièrement grave. C'est un tyran qui excuse l'injustice en la passant sous silence, ou un fonctionnaire indifférent qui ne fait rien pour atténuer ou prévenir les catastrophes sociales. C'est toujours lui qui commence par dire que ‘la vie est injuste’ et qui oublie les victimes. [...] Empêcher la fraude et la violence, si nous le pouvons, est une action qui nous incombe en tant que citoyens, et non une action d'humanité ». Nous sommes passivement injustes non seulement dans des cas extraordinaires, mais aussi « lorsque nous fermons les yeux sur de petites injustices quotidiennes, même si nous nous laissons guider par des motifs aussi anodins que de ne pas vouloir faire de vagues, de ne pas être importuns ou de ne pas troubler la paix présente ».
Les remarques de Shkar se réfèrent à l'État libéral, mais peuvent aussi être lues comme un sous-texte ou un contre-texte au texte « Christengemeinde und Bürgergemeinde » (Communauté chrétienne, communauté civile) de Karl Barth. Ensuite, elles attirent l'attention sur un problème symptomatique dans le choix des interlocuteurs. La théologie s'occupe traditionnellement de la responsabilité chrétienne dans la communauté des citoyen-nes, mais ne s'intéresse pas à la responsabilité citoyenne dans la communauté des chrétien-nes. L'attention chrétienne portée sur la communauté des citoyen-nes ne correspond pas à une perspective citoyenne sur la communauté des chrétien-nes. Le dualisme de l'État et de l'Église masque le fait que non seulement l'État a besoin de vertus chrétiennes, mais qu'inversement, l'Église institutionnalisée dépend aussi des vertus civiques. La philosophe met en évidence les vertus civiques auxquelles les institutions ecclésiales ne peuvent pas renoncer. Cela a trois conséquences théologiques pour l'Église : (1) l'éthos chrétien de l'amour du prochain va bien au-delà des devoirs civiques, mais ne répond pas à la question des conditions normatives d'institutions légitimes et justes. C'est pourquoi, au niveau institutionnel, les vertus civiques doivent primer sur les commandements divins. (2) Un éthos chrétien-communautaire ne tient pas compte de la différence entre une morale individuelle ou communautaire et une éthique institutionnelle qui invoque d’autres types de sujets. Certes, Barth et l'éthique sociale théologique protestante qui s'est établie depuis les années 1970 ont systématiquement souligné l'importance de la liberté politique, de l'État de droit et de la légalité. Toutefois, dans la pratique ecclésiale, une morale de la communauté de foi continue de recouvrir une éthique institutionnelle de sujets libéraux. (3) Tous les appels à une morale chrétienne de l'amour du prochain, de la solidarité et de l'option préférentielle pour les faibles sont vains, car ils s'adressent au sujet moral individuel, mais pas aux titulaires de fonctions et de rôles dans les institutions ecclésiales. L'éthique chrétienne de l'amour du prochain n'a pas échoué, mais n'offre pas de critère normatif pertinent. Bien entendu, les indications données à la suite de Judith N. Shklar ne remplacent pas une analyse minutieuse et ne fournissent pas de solution au problème. Mais une réflexion théologique ecclésiale sérieuse sur les conditions institutionnelles et les malentendus ne peut pas faire l'économie du cadre d'interprétation théorique ainsi esquissé.
La violence est une pratique qui force son arrêt parce qu'elle nie et détruit ses propres conditions. Elle s'attaque aux fondements sociaux que sont la réciprocité et l'interdépendance de la perception d’autrui, du vécu et de l'action. La violence ne consiste pas seulement en l'acte criminel lui-même, mais en la suppression de la capacité et de la possibilité de lui donner une réponse. L'acte violent crée un absolu par l'abandon total de la victime à l'auteur et démontre un règne de la violence qui fait s'effondrer la pratique. Tout ce qui se passe et peut se passer dans un espace contaminé par la violence est de la violence. C'est pourquoi chaque cas de violence sexuelle ou autre, commis par des collaborateur-trices de l'Église ou au sein d'organisations ecclésiales remet en question l'Église en tant qu'institution. Dans la violence, il n'y a pas de troisième option à côté des auteurs et des victimes. Les auteurs ont les structures ecclésiales de leur côté, car elles n'empêchent pas leurs crimes, les rendent possibles et les dissimulent.
Lorsque l'on discute dans les Églises de l'attitude à adopter face à la violence sexuelle, la première question qui se pose est de savoir qui parle, dans quelle fonction et dans quelle perspective. Une personne s'exprime-t-elle en tant que responsable occupant une fonction de direction, à qui l'on peut donc imputer une certaine action ecclésiale ? En tant que personne compétente à laquelle les personnes victimes de violence peuvent s'adresser ou qui est chargée de « traiter » les cas de violence sexuelle ? En tant que personne concernée ayant elle-même été victime de violence sexuelle ? En tant qu'observatrice qui analyse et décrit un processus ecclésial avec un certain recul méthodologique et institutionnel ? Dans la pratique, les perspectives, les fonctions et les tâches peuvent se chevaucher et une personne peut avoir plusieurs rôles. Exercer plusieurs rôles devient problématique lorsqu’ils entrent en conflit les uns avec les autres et que les niveaux de préoccupation, de participation et de jugement ou de sanction sont mélangés.
Les conceptions ecclésiales de la communauté ne connaissent pas de structuration analogue à la séparation des pouvoirs de l'État avec les distinctions de niveaux et de compétences qui y correspondent. Le rapport entre la personne et la communauté reste souvent diffus et irréfléchi, même dans les Églises ayant une conception libérale d'elles-mêmes. La conviction théologique selon laquelle l'appartenance à l'Église constitue la personne croyante commet l’erreur suivante : l'adhésion à la communauté ecclésiale surpasserait l'identité de la personne définie par le droit. On peut ainsi avoir l'impression que l'Église constitue un espace social et juridique d'un type particulier. L'amalgame entre la perspective eschatologique, selon laquelle une personne est entièrement déterminée par la promesse de son avenir éternel auprès de Dieu, et le statut juridique séculier de la personne peut avoir pour conséquence une relativisation de la protection inconditionnelle de l'intégrité personnelle. Historiquement, une telle assurance d’une place dans l'au-delà face à des injustices subies font partie de l'arsenal des idéologies ecclésiastique et politique du pouvoir. Dans ce contexte, le lieu théologique de l'« être humain » – en tant que créature déchue de sa relation avec Dieu – entre en opposition avec la catégorie de « personne » dans les droits des êtres humains. L'attitude de l'Église face à la violence ne dépend pas seulement de la perception de la violence, mais aussi de la manière dont cette violence est perçue et de la signification et de l'importance qui lui sont attribuées. Plus les conceptions théologiques de l'Église sont liées à l'idée d'une existence douloureuse ou d'une imitation du Christ par la souffrance (martyre), plus la violence peut être minimisée ou transfigurée comme épreuve, comme moment de proximité avec Dieu ou d’obéissance à Dieu. Tout comme l'absence de retour du Christ est devenue un problème pour les communautés chrétiennes primitives, l'Église manifeste dans son histoire une ambivalence certaine entre la foi en la sanctification d’une part et une expérience saturée par les méfaits d’autre part.
L’histoire de l'État de droit démocratique moderne est étroitement liée à son succès unique – par rapport à d'autres formes d'État – dans l'endiguement de la violence. La violence est traitée par l'État de droit comme une atteinte à son propre ordre. C'est pourquoi elle est poursuivie, jugée et condamnée par les instances étatiques. « Une infraction dont une personne est victime n'est pas en premier lieu une violation d'un être humain, mais d'une loi. C'est pourquoi la victime ne comparaît pas devant le tribunal en tant que ‘personne qui porte plainte’, mais en tant que procureur. La victime est témoin – en son nom propre, comme elle le souhaite, parmi d'autres témoins, comme le prévoit la loi ». Un acte de violence est un crime dans la mesure où il est dirigé contre le principe du monopole de la violence de l'État. Ce point de vue est décevant car – comme cela est souvent critiqué – il ne prend en compte la perspective des victimes que de manière rudimentaire. De plus, il ne met en valeur la souffrance des victimes que dans la mesure où elle constitue en même temps une violation du droit étatique. Le spécialiste en littérature et en sciences sociales Jan Philipp Reemtsma, qui a lui-même été victime d'un enlèvement, confronte la perspective juridique de l'État aux intérêts individuels et hétérogènes des victimes de violence. D'un côté, il est vrai que si la protection de l'État est souhaitée, ce besoin doit être mis en balance avec les droits fondamentaux (droits libéraux). La dictature sécuritaire serait une mauvaise alternative à l'État libéral avec son peu d’intérêt pour le contrôle et l’insécurité relative qui en découle. D'un autre côté, il y a l'intérêt légitime de toutes les citoyennes et les citoyens « à ce que un certain degré d'équité façonne leur destin s'ils se retrouvent victimes (blessés),. Cette équité ne peut toutefois pas compenser ce qui relève du destin. En d'autres termes, le fait qu'une personne soit victime d'un crime ne peut être effacé ou compensé par aucune mesure au monde. »
Les réactions du droit restent souvent en deçà des demandes et des attentes des victimes de violence. Parallèlement, les poursuites et les sanctions judiciaires sont indispensables, car : « Reconnaître la responsabilité pénale, c'est reconnaître qu’une atteinte aux droits a été commise. La victime n'a pas joué de malchance – elle n'a pas été touchée par la chute d'une branche : elle a été agressée. L'auteur n'avait pas le droit de faire ce qu'il a fait. La victime n'a pas seulement subi un préjudice, mais elle a été victime d'une atteinte à ses droits. [...] L'intérêt de la victime à ce qu'il soit confirmé qu'elle a subi une atteinte à ses droits et l'intérêt public à ce qu'il soit constaté qu'une norme a été violée et qu'elle s'applique malgré cette violation – ce qui est confirmé par la sanction (‘il ne fallait pas faire cela!’) – convergent. Il en résulte la concordance des intérêts des victimes et des intérêts publics. [...] Le droit ne peut pas guérir. Mais là où le droit n'est pas rendu, de nouvelles blessures incurables apparaissent".
L'Église doit aux victimes de violences sexuelles dans ses institutions que leurs cas soient élucidés et sanctionnés dans le cadre de procédures juridiques régulières. En outre, elle a également un intérêt majeur, conformément au principe de la Réforme, renforcé par la doctrine de la justification, à ce que personne ne puisse être juge en sa propre cause : L'Église ne peut et ne doit pas revendiquer une compétence de jugement dans des affaires dans lesquelles ses collaborateur-ices et elle-même sont impliqués d'une manière ou d'une autre. La violence infligée aux victimes serait ainsi redoublée : la violence sexuelle subie ainsi que la violence du jugement de l'institution pour laquelle l’agresseur a travaillé et qu'il a représentée par sa fonction.
La réticence de l'Église à l'égard du droit repose sur un malentendu. Il réside dans le manque de distinction entre la fiabilité des institutions ecclésiastiques et la crédibilité de l'Église issue de la parole de Dieu. La perte de confiance dramatique de l'Église institutionnelle ne remet pas fondamentalement en question la foi que l'Église proclame. Prendre cette foi au sérieux implique de mesurer la pratique de l'Église à l'aune de ses propres paroles. Il faut faire la distinction entre ce qui ne doit pas être abandonné et ce qui ne doit être défendu et justifié à aucun prix. En tant que communauté de foi, l'Église est soumise à la promesse divine ; en tant qu'institution sociale, elle partage les défauts, la critique et l’impératif de révision auxquels sont soumis tous les ordres et structures créés par l’être humain. Le principe suivant s'applique donc à l'attitude des institutions ecclésiastiques face à la violence sexuelle : « L'un des objectifs du travail de mémoire, la reconnaissance de la souffrance et de l’atteinte aux droits, est axé sur différents aspects de ce qui s'est passé : [...] La reconnaissance de l’atteinte aux droits signifie que l’on constate que des droits ont été violés et que l’on clarifie la culpabilité ou la responsabilité. La reconnaissance de la souffrance se réfère aux effets de la violence. Il apparaît ici que la seule reconnaissance de la souffrance ne suffit pas et que l’atteinte aux droits doit toujours être thématisée. Les personnes souffrent – au-delà des expériences de violence (sexuelle) – de différentes circonstances et expériences. La faute ou la responsabilité ne peut pas toujours être attribuée aux actes d'autres personnes. Parfois on n'a simplement pas eu de chance. Cela ne s'applique toutefois jamais à la violence. La distinction entre malchance (Unglück) et atteinte aux droits (Unrecht) est centrale – aussi bien pour le travail individuel sur la violence subie ainsi que par sa prise en charge au niveau social ».
La violence est un phénomène anthropologique et les possibilités de se défendre et de se protéger sont très inégalement réparties. Moins une personne peut se défendre elle-même, plus elle est dépendante de la protection solidaire d'autrui. L'Église se considère et se profile comme un tel espace de protection. C'est pourquoi la violence subie et infligée dans son espace rejaillit doublement sur l'image qu'elle a d'elle-même et sur les attentes extérieures qu'elle évoque : elle est (1.) le lieu de violences et échoue (2.) face sa propre exigence et sa propre promesse (selon la volonté de Dieu, la violence ne devrait pas exister). L'échec de l'Église ne consiste pas (en règle générale) en un crime pénalement répréhensible, mais en la rupture de la confiance entre l'institution et les victimes de violence. L’argument selon lequel il ne s'agit que de cas exceptionnels ou isolés ne tient pas, car la rupture de confiance ne concerne pas les actes de violence eux-mêmes, mais la promesse de l'Église d'offrir un espace de protection de l'humanité dans lequel la force, la domination, le pouvoir d'imposer et de défendre n'ont pas leur place.
Ce qui est particulièrement grave, c'est que la plupart des cas de violence sexuelle concernent les relations entre des personnes ayant un devoir de protection et des personnes qui leur sont attribuées. Les agresseurs établissent une relation de confiance ou l'utilisent pour se faire obéir des personnes qui leur sont confiées. Tous les doutes et réflexes de protection, toute méfiance et toute résistance des victimes sont neutralisés par la mise en scène d'une proximité intime et d'une base de confiance exclusive. Le sentiment d'impuissance face à la paralysie de toute résistance est confirmé par le manque d'attention ou les tentatives de relativisation et de dissimulation mises en œuvre de la part de l'institution. Dans une perspective socio-psychologique, les agresseurs se protègent à l’aide de la honte des victimes. Face au mépris de leur personne et au refus de leur reconnaissance, les victimes réagissent souvent par des sentiments de honte et de culpabilité qui les rendent vulnérables et sans défense vis-à-vis d'elles-mêmes et de leur environnement social. « Celui qui a honte doit craindre que sa propre reconnaissance perde en valeur pour d'autres personnes – et que celles-ci abandonnent ainsi toute réserve à son égard ». Sur la base de la théorie de la reconnaissance d'Axel Honneth, on peut distinguer trois sphères de mépris auxquelles les victimes de violences sexuelles sont exposées de la part des agresseurs et de l'institution :
Sphère de la reconnaissance | Le mépris qui peut être vécu dans cette sphère | Relation positive avec soi-même, qui peut être développée ou détruite |
Reconnaissance au niveau des relations personnelles et émotionnelles | Violence menaçant l'intégrité physique et psychique | Confiance en soi |
Reconnaissance au niveau du droit | Exclusion (structurelle) des droits, accès insuffisant aux droits | Estime de soi |
Reconnaissance par l'estime sociale et la solidarité sociale | Menace sur la dignité, avilissement | Auto-évaluation |
La menace contre l'intégrité personnelle de la victime, son humiliation et le refus des droits qui lui reviennent ne se produisent pas exclusivement entre l’agresseur et la victime, mais entre de nombreuses personnes dans un espace social. Une personne devient victime de violence dans un espace social, par les rencontres qui rendent cette violence possible ou qui ne l'empêche pas. C'est là que réside la dimension sociale et structurelle de la violence, indépendamment du crime concret. Dans le contexte ecclésial, les personnes deviennent des victimes parce qu'elles participent avec les agresseurs d’un système de confiance dont ils attendent une protection, une reconnaissance mutuelle et un comportement responsable. Derrière le déséquilibre flagrant entre confiance et responsabilité se cache une partialité théologique et éthique éminente : l'Église dispose certes d'un cahier des charges élaboré pour le travail avecles victimes (étrangères), mais pas d'un dispositif de défense comparable pour protéger les personnes en son sein contre le risque de devenir des victimes. Une telle tolérance à la violence (pathophilie) – due également à une mauvaise compréhension du sacrifice – est renforcée par un paternalisme traditionnel qui sait mieux s'occuper du besoin des personnes que de la résistance et de la lutte contre la violence. La sacralisation théologique ambivalente de la personne qui se (sur)sacrifie a un impact social délétère, car elle introduit des interprétations théologiques là où seule compte l'application du droit.
Commentaire de traduction : le terme allemand « Aufarbeitung » qui est un terme clef dans la discussion ecclésiale germanophone autour des abus et des violences sexuelles ne dispose pas d’équivalent stricte en français : il conjoint les idées d’une mise à jour des faits, d’un processus de guérison et de justice, d’un travail sur soi de l’institution et d’une transformation de ses pratiques face aux violences. Nous faisons le choix ici de le rendre par le terme « travail » (en cohérence notamment avec le pt. 3.2.), en ayant conscient de la réification qui vient avec ce terme».
Le thème du « travail sur la violence sexuelle » représente un énorme défi pour les Églises au-delà des frontières confessionnelles et nationales. Il ne s'agit pas de surmonter un malheur pour revenir à un statu quo ante. Il ne s'agit pas non plus d'une culpabilité historique héritée par les générations suivantes et dont il faut assumer la responsabilité par procuration. La violence sexuelle est (1.) une réalité qui affecte (2.) les processus dans les institutions ecclésiales (3.) ici et maintenant, et pour laquelle (4.) il n'est pas clair si, dans quelle mesure et de quelle manière l'image que les institutions ont d’elles-mêmes et leur politique y contribuent. Dans ce contexte, le « travail sur les violences sexuelles » doit permettre de découvrir : « quelle culture permet que des abus sexuels sur des enfants ont eu lieu dans une institution, quelles structures ont éventuellement contribué à ce que des agresseurs fassent preuve de violence envers des enfants et des adolescent-es, qui en avait connaissance mais n'y a pas mis fin ou l'a fait tardivement. Ce travail doit mettre en évidence si, au moment de l'abus, les responsables des institutions avaient une attitude qui favorisait la violence et dévalorisait les enfants ou les jeunes, et elle veut clarifier si et pourquoi les abus sexuels sur les enfants ont été dissimulés ou refoulés dans une institution. Sur la base de ces connaissances, le travail sur les violences sexuelles vise la reconnaissance de la souffrance ainsi que les droits et le soutien des adultes concernés. Il veut contribuer à mieux protéger les enfants et les jeunes et à assurer le respect de leurs droits. Il vise à sensibiliser la société aux dimensions de l'abus sexuel sur les enfants. Par le biais d'un rapport public et de recommandations, le travail sur les violences sexuelles aboutit à un résultat qui peut servir de base à la prévention ». Le travail sur les violences sexuelles doit :
Pour accomplir leurs tâches, les institutions ont recours à des routines procédurales établies qui répartissent les responsabilités et l'attention de manière sélective. Les approches fonctionnelles se caractérisent par un effacement de la personne dû au système. De nombreuses réactions de responsables ecclésiastiques et de collaborateur-ices aux cas de violences sexuelles révélés confirment ce constat : la protection de l'institution, y compris de ses représentant-es, est plus importante que la protection générale de la personne. Un « travail » sérieux de la part de l'Église doit donc commencer par une prise de conscience critique de la part de l’institution, à savoir que la focalisation sur la personne et sa souffrance ne correspond pas à la procédure institutionnelle habituelle. C'est pourquoi l'Église doit laisser la parole aux personnes concernées par les violences sexuelles, avec leurs besoins, leurs intérêts et leurs objectifs. Les victimes de violences sexuelles deviennent et restent des victimes aussi parce qu'elles ne peuvent parler librement, qu’on les en empêche, et parce qu'elles n'ont pas de lieu où elles peuvent être entendues. Du point de vue de l'Église, le « travail » ne peut pas se contenter d’un simple réajustement des procédures usuelles : il implique un changement de fond.
Dans la Bible déjà, le travail est perçu comme une appropriation et une transformation du monde nées de la nécessité et accomplies dans la douleur. Aux notions classiques de « travail de production » et de « travail rémunéré » s'ajoutent, à la fin de l'époque moderne, de nouveaux types d’activités : « travail relationnel », « travail corporel », « travail sur soi » ou « travail de deuil ». Ici, le travail se fait par le sujet sur un objet. Il s'agit (dans une combinaison très rapides de catégories tirées de Foucault, Hegel et Habermas) de formes d'(auto)discipline orientées vers un but (téléologique), qui se caractérisent par deux traits : (1) Elles sont orientées vers la personne elle-même et non vers la socialité (action communicative). Et (2) en tant que travail, elles font de ce qui est travaillé l'objet de leur activité. Comme tout travail, le « travail sur les violences sexuelles » vise un résultat qui, une fois qu’il est atteint marque la fin de l’effort et permet de mettre le travail de côté (car le travail suivant attend déjà). Le travail est essentiellement une activité technique, un processus qui peut être représenté dans un mode d'emploi et qui peut être maîtrisé avec succès si on le suit. Celui qui parle de travail a un certain regard sur une activité et place celle-ci (et ses motifs) dans l’horizon d'attente qui lui correspond.
Dans ce contexte, la question de l'objet du « travail » se pose. Celles et ceux dont le bureau déborde de papiers et de dossiers peuvent en dire long sur ce que « travailler » signifie : s'attaquer au travail en retard pour pouvoir enfin le classer. L'autre signification répandue dans le langage courant concerne plutôt les charges mentales et sociales : la crise relationnelle ou la dispute lors de la dernière fête de famille, auxquelles il faudrait enfin s'attaquer. Dans les deux cas, il s'agit de mettre de l'ordre dans quelque chose qui a dérapé par le passé. Et dans les deux cas, il s'agit de corriger un écart par rapport à un ordre préétabli. Le travail vise à rétablir et à confirmer l'ordre et sa validité. Ces approches et ces objectifs peuvent-ils également s'appliquer au travail avec les victimes de violences sexuelles ? Quel ordre doit être rétabli et quelles charges héritées du passé doivent être éliminées ? De quelle(s) histoire(s) s'agit-il et qui en sont les sujets ?
A cette dernière question, Jan Philipp Reemtsma donne une réponse impressionnante, dans laquelle s'inscrit sans doute sa propre expérience en tant que victime d’enlèvement : « Être victime d'un crime violent est un tournant biographique qui ne peut pas être surestimé. Ni lui ni elle ne sont plus ce qu'ils étaient auparavant. [...] La perception change, les sensibilités changent, les priorités changent, les tolérances changent et ainsi de suite. Cela ne manque pas : Il ou elle parle 'en tant que victime'. Et c'est pourquoi il y a un intérêt vital à être perçu comme tel. Et – c'est important – pas sous l'angle du préjudice. Quelqu'un qui a été victime d'un crime a probablement perdu toutes sortes de choses – la confiance dans le monde par exemple – mais il a aussi reçu quelque chose que les autres n'ont pas : des informations sur le monde. Il ou elle ne voulait pas les avoir, surtout pas de cette manière, mais il ou elle les a maintenant. Et il/elle est en ce sens plus informé(e), peut-être même plus intelligent(e) que les autres. Mais aussi plus méfiante, moins passive (leidlich), plus misanthrope peut-être ; cela dépend des cas. Si l'on veut rendre justice à une telle personne, il faut en tenir compte, et ce sans la pathologiser. [...] Toute aide doit au fond avoir [un] double caractère : il s’agit d’une part d’aider la personne à surmonter ce statut particulier [de victime] en le reconnaissant. Mais reconnaître signifie aussi encourager la personne à assumer activement son rôle de victime, et on ne peut qu'espérer que ce moment d'activité puisse justement aider à surmonter le statut de victime. Car être victime, c'est être passif. Accepter de l'aide, c'est aussi être passif. L'aide aux victimes qui ne vise pas aussi à élargir leur marge d’action est problématique, le plus souvent contre-productive ».
Le « travail » sur les violences sexuelles n'est pas une activité à échéance fixe qui se termine par un rapport final, la mise en place de mesures et l'indemnisation des victimes. Il s'agit d'un processus complexe à différents niveaux et concernant les intérêts de différents sujets, avec des perspectives qui entrent en conflit. L'institution avait le pouvoir lorsque la violence sexuelle a été commise, elle ne peut pas le revendiquer lors du « travail ». Pour une fois, il ne s'agit pas de dire que celui qui s'est mis dans le pétrin doit être capable de l'assumer lui-même. Car il s'agit d'incidents que l'institution n'a pas provoqués, mais dont elle porte la responsabilité et dont les conséquences ne sont pas à sa charge, mais à celle des victimes. L'institution n'était pas du côté des victimes lors des crimes et ne peut donc pas l'être non plus lors du « travail ». Ce n'est pas l'ordre institutionnel qui a échoué (comme dans le cas d’une panne), mais l'ordre lui-même qui ne tient pas ses promesses et ne répond pas à ce qu'on attendait de lui.
Cela concerne également les concepts de prévention, de protection et de signalement établis récemment et qui font l'objet d'une évaluation ambivalente dans la littérature spécialisée. En médecine, une thérapie judicieuse et efficace présuppose une anamnèse minutieuse et un diagnostic compétent. De même, une protection institutionnelle efficace contre la violence sexuelle dépend d'une analyse, d'une description et d'une évaluation sérieuses et objectives des causes, structures, processus et facteurs en cause. Les concepts de prévention et de protection sont le résultat d'un « travail » et des conséquences que l’on en tire et non l'alternative à celui-ci. La qualité des mesures de prévention et de protection est tributaires d'un « travail » minutieux et complet, afin de ne pas rester sans effet ou de nourrir uniquement une politique symbolique. « Dans le cadre du travail, les structures organisationnelles et institutionnelles qui ont permis les abus et empêché leur détection ont été mises en évidence. Pour les points faibles identifiés, il faut définir et mettre en œuvre des mesures qui conduisent à un changement d'organisation et de culture et qui minimisent les risques potentiels pour les filles et les garçons. Ce n'est qu'ainsi que les concepts de protection peuvent avoir un effet durable. » Si le « changement d'organisation et de culture » est un élément essentiel des concepts de protection, les institutions ecclésiales ne peuvent pas, en réponse à la demande d’un « travail », uniquement se référer aux concepts de prévention et de protection en vigueur. Lorsqu’elles le font elles minimisent la violence sexuelle à l’œuvre dans leurs murs, la traitent comme une erreur, un simple bug, d'une organisation qui fonctionne très bien par ailleurs.
Le « travail sur les violences sexuelles » implique – par analogie au « travail de deuil » – la prérogative des personnes concernées par la violence sexuelle. Ce « travail » est l'affaire la plus personnelle des victimes, qui ne peuvent en principe être représentée par personne et ne doivent céder à personne, parce qu'il concerne leur vie, ou plus précisément : ce travail est leur vie. Elles n'ont pas de vie à côté ou en dehors des crimes dont elles ont été et resteront à jamais les victimes. Les institutions ecclésiale doivent garder à l'esprit ce lien existentiel avant de commencer à réfléchir au « travail sur les violences sexuelles ». Tout ce que les institutions peuvent et doivent faire en matière de travail sur les violences, de prévention et de protection reste intimement lié à la vie des victimes de violence. Si l'on peut parler de « travai »" dans ce contexte, c'est plutôt dans le sens du travail de deuil chez Louis Marin, rappelé par Jacques Derrida dans son éloge funèbre. Ce serait un « travail sans force [...], un travail qui doit travailler à renoncer à la force, à sa propre force, un travail qui doit travailler à l'échec et par conséquent faire son deuil de la force, une force qui travaille à sa propre improductivité, qui travaille absolument à se détacher et à se détacher de ce que la 'force' pourrait avoir d'absolu ». Ce seraient en même temps les balises d'une possible « théologie du travail ».
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