Dans son dernier livre Mona Chollet, journaliste et essayiste franco-Suisse, revient sur les origines de la culpabilisation, ce mécanisme qui nous incite à douter de nous-mêmes et à perdre confiance en nous et en nos moyens.
Dans son dernier essai, l’autrice Mona Chollet revient sur « la voix hyper critique, culpabilisante, qui résonne dans nos têtes » (p. 13). L’autrice féministe franco-suisse ne se penche pas pour rien sur ce sujet: cette petite voix concerne en particulier les femmes, à tous les stades de leurs vies, en particulier lorsqu’elles deviennent mères. L’ambition de l’autrice à succès de Sorcières (La Découverte, 2017) n’est pas de comprendre le sentiment individuel, personnel de culpabilité mais bien de se pencher sur la culpabilisation, c’est-à-dire les mécanismes sociaux qui nous poussent à ressentir de la culpabilité. Mona Chollet opère son travail de déconstruction avec ce qui a fait son succès jusqu’ici: une écriture mêlant des expériences très personnelles et toute une série de références – parmi lesquelles, la théologienne protestante Lytta Basset.
Dans son prologue Mona Chollet revient sur le rôle des religions quant à l’émergence de la « mentalité autodestructrice dont témoigne la voix dans nos têtes ». Plutôt qu’une lecture théologique, elle opte pour une regard sociologique et politique. Elle point que la lecture augustinienne du péché, « d’un pessimissme radical » (p. 31) a imprégné une bonne partie du christianisme durant des siècles. « Pour lui le péché originel a si irrémédiablement corrompu l’être humain qui celui-ci a perdu pour toujours la capacité à se gouverner lui-même. » Une vision qui expliquerait que les êtres humains « ont impérativement besoin d’un gouvernement extérieur », donc de l’Église, qui assoit ainsi son pouvoir. Elle esquisse aussi dans ce prologue le lien psychologique entre sentiment de culpabilité et toute-puissance. Une thématique largement explorée, parmi d’autres dynamiques par Lytta Basset dans son classique Culpabilité. Paralysie du cœur, récemment réédité chez Labor & Fides (2024).
Dans son premier chapitre Mona Chollet analyse tous les mécanismes qui construisent la culpabilité féminine. Le passage le plus intéressant est peut-être celui où elle passe au scalpel le cliché selon lesquels « les femmes s’excusent trop souvent, et enrobent leurs messages. S’agit-il d’un manque de confiance en soi, ou simplement que les femmes « sont plus douées pour être humaines » (p. 38), notamment dans des milieux où la brutalité règne ? Et de démonter toutes les injonctions contradictoires auxquelles sont soumises les femmes, ainsi que la présomption d’infériorité, qui a pesé sur elles « de la fin du Moyen-Âge aux premières décennies du XXe siècle » (p. 48), en s’appuyant notamment sur la recherche d’Eliane Viennot (La Querelle des femmes, éditions iX, 2019). Elle pointe comment la construction et le maintien durant des siècles d’un « discours dénigrant les femmes » (p. 50) et misogynes a toujours des effets aujourd’hui, qu’il transforme en effet la femme en coupable, qu’il rend difficilement crédible sa parole en cas de viol, qu’il a un effet sur la représentation des femmes en général.
Dans un second chapitre, Mona Chollet revient sur la « diabolisation des enfants » et tous les discours portant une vision « désastreuse des enfants » (p. 75) et contribuant à justifier des principes éducatifs violents (physiquement ou psychologiquement). Elle montre combien ces visions qui nous paraissent datées continuent à exister. Dans son viseur ici, des psychologues contemporains ultramédiatiques – Caroline Goldman ou Marcel Rufo en tête. L’autrice estime qu’une culture de l’humiliation des enfants reste présente dans l’éducation française notamment – et peut contribuer à des violences éducatives graves.
Son troisième chapitre, Mona Chollet le consacre aux mères. Bien qu’elle n’ait pas connu elle-même la situation de maternité, elle questionne ici « le harcèlement et la mise sous surveillance sociale que les femmes subissent dès l’annonce de leur grossesse, leur hyper-responsabilisation, la négation de leur dimension d’individu le sacrifice sans limites qui est exigé d’elles, le présupposé selon lequel elles sont incompétentes et nuisibles pour leur enfant » (p. 135). Une reconstruction ici aussi en règle de la « stigmatisation des mères relativement récente » (p. 134).
Dans un quatrième chapitre, Mona Chollet revient sur le rôle de la productivité et notre rapport au travail, « cette conviction selon laquelle il n’y a pas de salut en dehors du travail et de la performance (…) omniprésente dans nos sociétés » (p. 167). En s’appuyant sur Tricia Hersey, poétesse et activiste américaine qui a développé une culture du repos ainsi qu’un « ministère de la Sieste. » Elle pointe notamment dans une section dédiée « le souffle glacial du calvinisme » (p. 177), et citant Max Weber comment « le protestantisme a façonné la figure centrale du capitalisme qu’est le bourreau de travail. » (p. 178). Le rapport au travail « forgé par le protestantisme s’est incorporé au capitalisme et diffusé dans le monde entier » (p. 179) Et marqué par « la sévérité, le perfectionnisme fou, l’exigence sans limite » (p. 179), toujours très marqués dans les milieux protestants, observe Mona Chollet. Un passage qui pour les protestants paraîtra peut-être trop rapide et essentiellement marqué par l’expérience personnelle de la scolarisation de l’autrice à Genève.
Enfin, dans un dernier chapitre très personnel et très récent – puisqu’il fait référence notamment à des engagement pro-palestinien survenus après la guerre menée par Israël à Gaza suite aux massacres du 7 octobre, Mona Chollet interroge le concept de culpabilisation dans le domaine du militantisme. Elle questionne notamment la question de pureté militante, en particulier dans les milieux du féminisme. Dans une réflexion très poussée, elle explique comment elle vit elle-même aujourd’hui la peur de commettre un impair (p. 222). « La forte sensibilité au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, etc. Observées dans certains secteurs de la société depuis une dizaine d’années a fait prendre conscience à un grand nombre de gens de ce que certains propos ou comportement irréfléchis (…) avaient de pénible et d’intolérable (…) Il paraît difficile de ne pas trouver positive cette vigilance nouvelle » (p. 223), explique l’autrice qui plaide cependant pour plus de « cas-par-cas », face à cette complexité, et non une « police du ton », p. 228. Un chapitre puissant et où l’autrice sait aussi faire amende honorable, à propos de jugements rapides qu’elle a pu avoir à propos d’une consœur.
Toute personne qui se sent paralysée par une voix intérieure, un empêchement d’agir, des jugements négatifs. Pour une femme, le livre n’est pas une surprise, il permet par contre de comprendre d’où vient la petite voix dans la tête. Pour les hommes, il sera peut-être l’occasion de comprendre un peu mieux les mécanismes puissants et les ressorts complexes du patriarcat qui contribuent à des comportements apparemment irrationnels et agaçants : dénigrement, auto-censure, etc. Enfin, pour toutes les personnes en responsabilité qui ne savent plus sur quel pied danser en raison des sensibilités nouvelles nées de plusieurs mouvements militants, on ne saurait que recommander la lecture du dernier chapitre de cet excellent opus.
Monat Chollet, Résister à culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister, Zones, La Découverte, 2024, 268 p.
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Camille Andres est journaliste pour le mensuel romand Réformés et directrice du Prix Farel (Festival international de film éthique – religion – spiritualité).
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