Elio Jaillet, chargé des questions théologiques et éthiques de l’EERS vient de publier un ouvrage qui se penche sur la notion de spiritualité. Un mot devenu aujourd’hui incontournable qui reste toutefois difficile à définir et avec lequel les Églises doivent aujourd’hui composer. Interview avec l’auteur sur les principaux enjeux liés à ce terme.
Elio Jaillet, pourquoi avoir choisi le thème de la « spiritualité » ?
C’est un thème qui s’inscrit dans le cadre de ma recherche de doctorat. Je ne voulais pas aborder un sujet trop abstrait : il devait s’ancrer dans une réalité pratique et quotidienne. De manière un peu naïve, je me suis dit que la spiritualité pourrait être un horizon pertinent pour travail un sujet. C’est en essayant de clarifier cet horizon que j’ai découvert à quel point cette thématique dans son ensemble était sous-traitée en théologie protestante francophone, mais également à quel point les réflexions de type dogmatique ou doctrinale sur la spiritualité étaient complètement déconnectées de ce que je connaissais du même sujet dans d’autres domaines, notamment en sciences des religions et dans le domaine de l’accompagnement spirituel. Cela m’a encouragé à recentrer le projet de recherche sur la « spiritualité ».
« Spiritualité » : un mot mainstream qui reste toutefois difficile à définir ?
Comme tous les mots à la mode ! La fluidité de la communication mainstream (ou ordinaire) ne repose pas sur une définition partagée des mots que nous employons. Ce sont bien plus souvent des conventions tacites et inconscientes qui guident notre communication ordinaire et qui font qu’elle fonctionne. Et c’est à mon sens un aspect crucial de la « spiritualité », ou plutôt un aspect dont il faut tenir compte lorsqu’on essaie aujourd’hui de l’aborder en théologie, tant ce mot s’est bien installé dans la communication mainstream. Cela ne veut toutefois pas dire que son usage ordinaire ne présente pas des caractéristiques qu’on peut identifier et qui le définissent d’une certaine manière. Cependant, on découvre plutôt un large terrain accueillant une pluralité de définitions qu’une définition précise. En ce sens, toute tentative de définir la « spiritualité » en général et de manière abstraite va se heurter au foisonnement des manières de la définir dans le mainstream. Autrement dit, le mot ne se laisse pas maîtriser par la définition.
Sur les différentes dimensions impliquées par l’usage du mot « spiritualité », une importante étude croisant des données récoltées aux États-Unis et en Allemagne a permis d’identifier les trois axes autour desquels s’organisent les différentes définitions de la « spiritualité » dans ces contextes : (1) le dépassement de l’ego, soit dans le sens d’une expérience mystique, soit dans une perspective humaniste ; (2) une référence à la transcendance, soit dans le sens d’une expression théiste, soit dans le sens d’une expression non théiste ; (3) une articulation de la dimension religieuse, soit dans une perspective expérientielle-individuelle, soit dans une perspective dogmatique-institutionnelle. Voir Heinz Streib et Ralph W. Hood Jr. (éds.), Semantics and Psychology of Spirituality. A Cross-Cultural Analysis, Springer, Cham, 2016.
Il est toutefois aujourd’hui incontournable dans la communication des Églises ?
Oui. Et il peut d’ailleurs paraître étonnant qu’on se pose la question. Dans l'idée préconçue que j'en avais, la « spiritualité » fait autant partie de ce qu’est l’Église réformée, ou en tout cas de la perspective réformée sur la foi chrétienne, que la farine fait partie de la recette du pain. Dans mon expérience, là où les membres de l’Église parlent de leurs activités en lien avec l’Église réformée et la foi – et qu’ils les valorisent –, ils parlent de « spiritualité » – ou alors de solidarité. Que devrait-on faire d’autre en Église ? Et il me semble que cette « évidence » se confirmerait si l'on faisait une analyse de la communication officielle des Églises au cours de ces 20 dernières années. Mais c’est un point qui est en fait loin d’être évident : regardons quelques générations en arrière, et le mot « spiritualité » n’aurait pas été du tout aussi central dans le discours de l’Église réformée et de ses membres. La dimension incontournable du mot, en tout cas dans notre contexte, est un phénomène plutôt récent dont il faudrait encore exhumer le point d’émergence exact en francophonie, mais qui, à un niveau international, remonte au mieux aux années 1960-1970.
La notion de bien-être spirituel est aujourd’hui reconnue par l’OMS. Quelles conséquences pour les Églises ?
Je tiens d'emblée à souligner que cet état de fait est lui-même le fruit d’un lobbying ecclésial, plus précisément de la Commission médicale chrétienne du Conseil œcuménique des Églises. Il y aurait ici à reconstruire le développement d’un discours institutionnel autour du « spirituel » en lien avec ces instances issues de la Seconde Guerre mondiale.
La première conséquence est que les Églises trouvent par ce biais un appui pour légitimer la présence de leurs aumôneries au sein des institutions de soins. Le « spirituel » étant intuitivement associé aux Églises dans nos régions, l’intégration du « bien-être spirituel » est vécue comme un renforcement de la position traditionnelle des Églises dans un contexte où elles craignent la marginalisation, voire la vivent concrètement. Cela se voit aujourd’hui dans la manière dont elles valorisent leur offre d’« accompagnement spirituel », activité qui succède à ce qu’on appelait il n’y a encore pas si longtemps le « dialogue pastoral » ou la « cure d’âme ».
En même temps, elles doivent maintenant composer avec d’autres perspectives (médicales, philosophiques, psychologiques, thérapeutiques) qui développent elles-mêmes une expertise en matière de « spiritualité ». Cette seconde conséquence accompagne la première. Les Églises et leurs actrices et acteurs prennent ainsi part à une lutte pour la détermination du sens de leur activité dans des lieux (les aumôneries) où une telle lutte ne devait précisément pas avoir lieu : l’intégration des aumôneries dans les institutions publiques comme moyen pour garantir le respect de la liberté religieuse visait initialement à ouvrir au sein de l’institution un espace-temps qui échappait à la logique (médicale, pénitentiaire, militaire, etc.) qui régit l’activité exercée en son sein. Une telle lutte ne devrait pas avoir lieu autour de ces lieux, parce que l’on a affaire à des réalités incommensurables. Si l’introduction de la notion de « bien-être spirituel » ouvre une nouvelle source de légitimation et des possibilités de collaboration pour les acteurs de l’Église, elle fragilise également le dispositif qui justifiait initialement la présence des aumôneries dans l’institution. Elle pose notamment la question de savoir si le respect de la liberté religieuse peut toujours être entièrement garanti sous ces nouvelles conditions et avec les innovations institutionnelles qui les accompagnent (question ouverte qui demanderait des examens plus approfondis).
Ce qui vaut ici pour le domaine des soins ne s’y limite pas : cette intégration d’une dimension « spirituelle de la personne » commence également à entrer dans le monde du travail et de l’entreprise. La portée de cette infiltration du « spirituel » dans les différentes sphères de la société est peut-être la mieux illustrée par le fait que les cantons de Vaud et de Neuchâtel ont inscrit la reconnaissance de la dimension spirituelle de la personne dans leurs constitutions. Il aurait également été présent dans la constitution du canton du Valais, si celle-ci n’avait pas été refusée par le peuple. Ce dernier point ouvre sur une conséquence dont on commence à voir les signes concrets aujourd’hui : la notion de « bien-être spirituel » a, comme son envers, la notion – elle aussi relativement nouvelle – d’« abus spirituel ». Le « spirituel » devient la mesure d’évaluation de l’activité ecclésiale – un « spirituel » sur lequel les Églises n’ont pas d’autorité interprétative privilégiée. Cela est en l'espèce une bonne chose, mais bouleverse fondamentalement la manière dont les Églises, les institutions publiques et les autres acteurs de la société civile interagissent entre eux.
Dans les Églises réformées, la notion de spiritualité reste-t-elle encore à apprivoiser ? Ont-elles besoin de mieux se profiler dans ce domaine ?
Je pense en effet qu’il y a encore matière à apprivoiser. Une première voie consisterait simplement à reprendre les activités qui relèvent traditionnellement de la « piété » et à les labelliser sous le terme de « spiritualité ». C’est d’ailleurs ce que l’on fait en grande partie dans la littérature théologique. Cependant, cette démarche ne tient pas suffisamment compte de ce qui est actuellement en jeu dans le discours autour de la « spiritualité », tant dans le mainstream que dans les développements institutionnels que je viens d’évoquer. Si l’on parle autant de « spiritualité », c’est que l’on cherche un lieu dans notre société pluraliste pour articuler une forme d’excès, ou de dimension « ultime » en lien avec ce que nous appelons « la personne ». La « spiritualité » croise des enjeux à la fois juridiques, sociaux et anthropologiques. Si l’apprivoisement consiste simplement à « redécouvrir les sources de la spiritualité protestante », alors je pense que la visée est trop courte. La visée plus ambitieuse consiste, à travers les espaces de communication générés par le discours autour de la « spiritualité », à nous réapproprier la manière dont nous témoignons de la vie vécue devant autrui, Dieu et la personne que nous rencontrons, une vie vécue ensemble dans une création qui nous entoure et nous dépasse. Cette deuxième perspective implique une méditation encore plus attentive de l’Évangile de Jésus-Christ dont l’Église jaillit toujours à nouveau – une méditation qui à mon sens doit se concrétiser dans une exposition constamment renouvelée au récit pascal.
Les Églises réformées pourraient-elles se passer de cette notion ?
Fondamentalement, oui. Comme telle, elle ne fait pas partie du lexique des Écritures et donc de l’instance normative pour la communication de l’Évangile. Des catégories modernes comme « religion » ou « spiritualité » ne sont pas nécessaires per se pour témoigner de l’Évangile de Jésus-Christ et vivre à sa suite. Toutefois, elles peuvent être utiles et jouer un rôle positif, à condition de savoir les manier avec distance et une bonne dose d'ironie. Toutefois, dans notre contexte, il me semble qu’il est difficile de contourner la notion de « spiritualité ». D'une part, parce que les Églises sont complètement imbriquées dans ce discours et qu’un certain nombre de responsabilités y sont attachées, notamment dans le cadre de l’aumônerie. Ce point indique plutôt une contrainte. Il faut alors souligner que la « spiritualité » présente également des opportunités. Il me semble que l’espace ouvert par la discussion et les expérimentations autour de la « spiritualité » offre des occasions pour des rencontres qui impliquent à la fois un engagement entier, existentiel / intégral, et le renoncement à maîtriser totalement le contenu de la rencontre : deux ingrédients qui me semblent favorables à la communication de l’Évangile par-delà les bulles sociales qui caractérisent nos sociétés de l’hyperdiversité.
Quels défis voyez-vous dans ce domaine pour l’avenir ?
J’aimerais en évoquer surtout un : la tentation d’investir le champ de la « spiritualité » surtout comme une occasion pour mettre en avant notre identité confessionnelle. La question de l’identité reste évidemment importante, notamment pour des Églises réformées qui ne sont plus aussi certaines de leur place dans le paysage social contemporain. Cependant, en faisant de cet enjeu notre préoccupation centrale au moment de nous profiler sur le terrain de la « spiritualité », nous risquons de perdre de vue ce que l’Évangile met en lumière quant à la vie de la personne : son accueil inconditionnel dans l’horizon de l’amour de Dieu et la perspective d’une transformation possible de son existence, parce que promise et réalisée en Jésus-Christ. Le champ de la « spiritualité » offre l’occasion de donner une expression vivante à ce qui autrement en reste à l’état de conviction abstraite – et ce serait passer à côté de la mission de l’Église que de ne pas, au moins, se mettre à l’écoute de ce qui se passe sur ce terrain.
« Spiritualité - Dire la transcendance en commun »
Elio Jaillet, Labor et Fides, collection Lieux théologiques, 2024, 240 pages.
Infos et commande : www.laboretfides.com/product/spiritualite.
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