Un Dieu qui aime ne peut-être un Dieu tout-puissant. Le théisme ouvert et la théologie du process émergent comme des réponses aux remises en question de la compréhension de Dieu suscitée par les atrocités du 20e siècle. Ces approches invitent à envisager un Dieu en mouvement, engendrant une interaction créative et coopérative avec l’être humain et l’ensemble de la création. Ce texte explore les tensions entre ces perspectives et les conceptions de Dieu issue de la Réformation.
Ce texte est une traduction d’un article paru initialement sur le site Fokus Theologie.ch
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Théisme ouvert et théologie du process. Qu'est-ce qui se cache derrière ces notions ? Evelyne Baumberger a publié une belle présentation sur la théologie du process sur le site du RefLab. (ndlr : voir aussi la présentation sur le site du théologien André Gounelle). Les théologiens de l'Open Theism ont des préoccupations similaires à la theologie du process.
Selon la théologie du process Dieu doit être pensé de manière moins statique, mais plus dynamique, en mouvement, c'est-à-dire orienté vers le processus, la liberté et la coopération. Il s'agit d'une théologie orientée non seulement sur l'éternité, mais aussi sur le monde : une théologie d'un Dieu en lien avec toute la création. Cette perspective stimule de nombreuses personnes. Nous aussi. Des approches comparables existent dans le théisme ouvert, sur lequel Manuel Schmid (ndlr : théologien et co-directeur du RefLab) a beaucoup publié. Dans notre podcast nous avons eu un échange animé sur cette approche.
Mais non sans tensions... le théisme ouvert a, depuis sa naissance aux États-Unis, suscité, notamment au sein du mouvement évangélique, une série de controverses.
Sur quoi portent ces conflits ? C'est là que les choses deviennent intéressantes, notamment quant aux points de vue adoptés pour décrire ces conflits.
D'un côté, on présenterait les choses ainsi : Le théisme ouvert (et la théologie du process de toute façon) rompt avec des convictions centrales du discours de la Réforme sur Dieu, que ce soit celui de Zwingli, Luther ou Calvin.
La Réforme a consisté à découvrir la grâce inconditionnelle de Dieu. Dieu n'aime pas les gens seulement lorsqu'ils se montrent dignes par leurs œuvres et leur vie. L'amour de Dieu ne s'applique pas parce que les gens sont (suffisamment) bons : l'amour de Dieu fait en sorte que les gens deviennent bons.
Chez tous les réformateurs, le message de l'amour de Dieu est lié à la conviction suivante : L'amour de Dieu ne peut être réduit à une offre ou une proposition. Toute l’existence repose sur le fait de savoir si l’être humain se donne à cet amour, ou non. L'amour de Dieu est créatif. Il transforme, gagne, renouvelle.
L'amour de Dieu n'est pas un choix possible parmi d’autres; c'est l'élection de l’être humain par Dieu. L’être humain n'est pas libre à son égard. La foi n'est pas un choix, mais un don. La liberté humaine ne précède pas la foi, elle est une conséquence de la foi.
Ces dernières décennies, l'évangélisme américain a connu une évolution intéressante. Sur un large front, on a assisté à un renouveau de la théologie réformée, en particulier dans sa veine calviniste. Pour de nombreux évangéliques, la découverte de la grâce radicale de Dieu – et de l'absence de liberté de l’être humain – a été une expérience libératrice. Dans un contexte de piété où l'on attachait beaucoup d'importance au fait choix que l’être humain fasse le choix de Dieu, cette théologie réformatrice a été un grand soulagement. Ce n'est pas parce que JE me décide pour Jésus que je lui donne MA vie. C'est Dieu qui a décidé pour moi. Et le fait que je m'y fie est déjà l'effet de cette grâce.
En Allemagne ce message de la Réforme a été vécu comme une libération, notamment parmi les milieux évangéliques, et l’est toujours et encore aujourd’hui. Dans une piété qui met l’emphase sur le moment de la conversion, issue d’une décision personnelle, cette perspective réformatrice offre un grand soulagement : ce n'est pas votre décision pour Dieu, mais celle de Dieu pour vous qui est essentielle. Plus récemment, Siegfried Zimmer a proclamé une telle théologie réformatrice à travers de nombreuses conférences Worthaus (ndlr : une plateforme de vulgarisation théologique pour le grand public ayant un grand succès dans l’espace germanophone). Dans une conférence sur ce thème, Zimmer souligne : « Le thème du ‘libre arbitre’ fait partie des thèmes les plus importants et les plus fondamentaux. Selon la manière dont nous nous positionnons sur cette question, cela aura d'énormes conséquences sur la compréhension de l’être humain sur la compréhension de la foi et également sur la compréhension de Dieu et de son action. On peut dire que cette question touche au mystère le plus profond de notre vie ». (0:0.17ss) Ce qui est décisif, c'est le discernement :
« La foi ne vient pas de vous, elle vient à vous . » (Siegfried Zimmer, 0:58.58f)
Cette prise de conscience rend serein et libre. Elle délivre de toute introspection. « Tous les chrétiens que je connais qui sont sortis du ‘moi j'ai’ et qui disent maintenant : ‘Dieu m'a gagné’, ne le regrettent pas. Aucun d'entre eux ne veut revenir à l'ancienne étroitesse et à l'arrogance structurelle ». (1:29.30)
Faut-il donc dire : éloignez-vous du théisme ouvert et de la théologie du process ! Ces perspectives ne nous font-elles pas perdre tout ce qui a été acquis lors de la Réforme ? Si tout dépend de nous en définitive, si Dieu n’arrive à son but que parce que nous y arrivons, il n’est plus du tout certain que ce monde puisse avoir une fin heureuse.
C'est ainsi que les uns décriraient le conflit. Pour les partisans du théisme ouvert et de la théologie du process, la question se présente sous un jour très différent, en particulier dans le contexte évangélique américain.
Pour eux, l'image d'un Dieu à la fois absolument puissant et aimant n'est pas crédible. Comment nous représentons-nous Dieu lorsque nous parlons d'un Dieu tout-puissant ? Devons-nous penser à Dieu comme à une autorité absolue qui peut faire tout ce qu'elle veut et qui n'est capable de nous sauver ou de sauver le monde que de cette manière ? Pour le néocalvinisme (et aussi pour ses prédécesseurs de la Réforme), c'est un point tout à fait décisif.
Une telle théologie peut être une libération pour les personnes qui ont peur du jugement de Dieu. Mais à quel prix ? Si l'on pense la toute-puissance de Dieu de manière aussi radicale, alors le mal, le péché, la souffrance humaine, l’errance dans le temps et l'éternité sont également des choses que Dieu permet – voir même : il les provoque ! Et quelle serait la différence entre permettre et provoquer ? Si l'on pense le pouvoir de Dieu de manière aussi radicale au nom de la grâce, on finit par dissoudre ce qui fait que la grâce est grâce.
Pire encore, il semble qu'une telle théologie soit globalement liée à un complexe autoritaire. Ce n'est pas un hasard si, aux États-Unis, les représentants du néocalvinisme sont aujourd'hui, dans leur grande majorité, fondamentalement partisans d'un ordre autoritaire.
Celui qui pense Dieu comme un dictateur absolu vis-à-vis duquel il n'y a rien d'autre à faire que de se soumettre, suit et entretient une telle logique autoritaire.
Si l'autorité de Dieu est absolue, il en va de même pour la Bible. Reconnaître l'autorité absolue de la Bible signifie logiquement s'en tenir à son inerrance sur tous les sujets – et rejeter fermement tout ce qui pourrait être interprété comme une critique de la Bible. Et cette logique se poursuit : dans de nombreuses églises de type évangéliques, la direction du pasteur et du responsable est autoritaire. Toute critique est fondamentalement problématique et une analyse critique de sa propre histoire est considérée comme une atteinte à l’intégrité de la communauté.
Dans l'éducation des enfants, on est obsédé par l'idée que l'amour doit absolument poser des limites. Il n’est pas possible de penser la relation entre l'homme et la femme sous une forme égalitaire.
Dans ce contexte, il faut mettre en garde contre tout ce qui remet en question les hiérarchies. C'est pourquoi on est si hostile à tout ce qui a trait au féminisme, au recherches et réflexions autour du genre ou du racisme (critical race theory).
Tout cela est profondément dangereux, parce que cela remet en question les autorités traditionnelles. C'est pourquoi il n'y a pas de dialogue avec les autres religions. Toute sécularisation est perçue comme une menace, car une société sans fondement chrétien ne peut être imaginée que comme une société faisant place nette au chaos.
Dans ce contexte n'y a que rarement, voire jamais, la possibilité de reconnaître la légitimité d’une diversité de positions – ce dont les représentants du théisme ouvert ont fait l'expérience de manière dramatique. Bien qu'ils aiment la Bible, qu'ils sont convaincus de son infaillibilité et qu'ils placent leur confiance exclusivement en Jésus, ils ont été exclus des contextes évangéliques partout où cela était possible. Sous l'emprise de l'autoritarisme, il n'y a pas de diversité dans les vérités théologiques.
Et ce complexe autoritaire se manifeste d'abord dans une doctrine de Dieu qui pense Dieu comme un pouvoir absolu face auquel il n'y a pas de liberté, pas de coopération et pas de dialogue.
Celles et ceux qui adhérent au théisme ouvert ou à la théologie du process en revanche, sont convaincus que cette fixation sur le pouvoir rend impossible une pensée de l'amour de Dieu.
Là où Dieu est un dictateur, il n'y aura jamais de culture favorable à la liberté.
Là où nous croyons en Dieu en tant que libérateur·trice, l'amour de la liberté doit avoir son point de départ en Dieu. Dieu agit donc toujours de manière coopérative, jamais de manière dictatoriale, toujours avec et jamais sans ses créatures. N'est-il pas plus approprié de croire en un Dieu « qui prend les hommes suffisamment au sérieux pour se laisser influencer par leurs actions et même, à certains endroits, les amener à se repentir ? » (Manuel Schmid dans un article du Reflab) Car le pouvoir de Dieu ne peut jamais être autre chose que le pouvoir de l'amour.
C'est pourquoi ils insistent tant sur l'ouverture de Dieu : Un dictateur n'aime pas. Et celui qui aime ne peut et ne veut pas gouverner seul.
Si Dieu est amour, alors il n'y a pas d'action divine qui ne soit pas coopérative, qui ne soit pas une stimulation créative, une invitation imaginative au bien. Alors il n'y a pas de plans qui serait mis en œuvre de manière impitoyable.
Dieu se trouve alors toujours au milieu de notre réalité, silencieux et sage. Alors les choix de Dieu ne rendent pas nos décisions superflues, mais efficaces. Et oui, Dieu n'est alors plus omniscient au point d'avoir un plan parfait pour ce monde, pour son histoire dans son ensemble, ainsi que pour nos biographies individuelles. Alors, Dieu ne peut pas tout faire, comme le souligne Jason Liesendahl dans son très utile Introduction à la théologie du process. Et si le monde devient ainsi une aventure ouverte ? C'est toujours mieux qu’un monde où, pour que sa fin soit heureuse, tout doit être déterminé par avance.
Le Dieu tout-puissant de Luther, Calvin et Zwingli – dont l'amour est absolument digne de confiance, miséricorde de l’absolument puissant ? Ou un Dieu ouvert, qui attire et ne contraint pas, un Dieu qui agit sous le mode de la coopération et non du conflit, pour gagner les humains à sa cause et non les soumettre ?
Est-ce l'un des principaux carrefours de la foi en Dieu aujourd’hui ? Le théisme ouvert ou la théologie de la Réforme ? Évidemment que celui qui pose la question de cette manière se dit qu'une alternative aussi simple ne peut pas être la solution... Mais laissons la question ouverte – peut-être quelqu'un d'autre y a-t-il déjà réfléchi ?
Avez-vous déjà rencontré ce débat ?
Quelle idée de Dieu est spontanément la plus attirante – ou la plus repoussante – pour vous ?
Quels passages de la Bible plaident en faveur de quelle conception de Dieu ?
Quelle image de Dieu offre une interprétation significative et compréhensible pour la vie aujourd’hui ?
Avec quelle image de Dieu peut-on mieux traverser la vie, en général ou lorsque nous faisons l’expérience de « coups du destin », ou de la souffrance ?
Liesendahl, Jason (2024): Gott kann auch nicht alles. Einführung in die Prozesstheologie. Ruach jetzt.
Schmid, Manuel (2021): Kämpfen um den Gott der Bibel: Die bewegte Geschichte des Offenen Theismus. Brunnen Verlag.
Schmid, Manuel (2022). Gott hat kein Plan für dein Leben: aber 1000 Möglichkeiten, mit dir ans Ziel zu kommen. Brunnen Verlag.
Piper, John (2017): Überwältigt von Gnade. Aurelius Augustin, Martin Luther, Johannes Calvin. CLV.
Zimmer, Siegfried (Worthaus): Der Glaube und der freie Wille des Menschen.
https://youtu.be/QVYUvBk68m0?si=AEDuFTubx7DWHh8K
Jason Liesendahl (Schöner glauben): Thorsten Dietz – Kann Gott wirklich alles?
https://open.spotify.com/episode/2CNMcZTztW0k7VsYBbUws2?si=9gw7hRjXTtqhfs_xc4Vphg
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Thorsten Dietz est docteur en théologie protestante, conférencier (Worthaus) et travaille au service de formation d’adultes des Églises réformées en Suisse allémanique (Fokus Theologie).
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Une réponse
« Ce n’est pas parce que JE me décide pour Jésus que je lui donne MA vie. C’est Dieu qui a décidé pour moi. Et le fait que je m’y fie est déjà l’effet de cette grâce. » Comment peut-on affirmer cela ? Qu’est-ce qui vous permet de parler au nom de ce Dieu anthropomorphisé ? Il est indéniable qu’il y a en l’homme une dimension spirituelle qu’il a à révéler, une conscience de la transcendance dans l’immanence, une aspiration vers quelque chose qui le dépasse. Toutes les religions ont d’abord utiliser les mythes pour aborder les questions morales et métaphysiques pour susciter l’attention, émouvoir, permettre à l’âme primitive de saisir sans explication la signification sous-jacente du mythe avant que la théologie prétende apporter des explications aux relations mythiques, faisant du Dieu mythique un Dieu réel et conduisant ainsi au scepticisme. C’est tout le problème de l’interprétation du message évangélique avec le poids énorme accordé à la parole de saint Paul, qui voile le message simple du Christ par l’institutionnalisation du christianisme (cf. von Harnack, Gounelle, …).