Une déconstruction tranquille des stéréotypes en matière de sexualité par le rédacteur en chef de Philosophie magazine, qui mêle une réflexion à la fois très personnelle et intime, mais nourrie, ponctuellement et à bon escient, de concepts philosophiques.
Nos relations sexuelles sont prises dans des scripts ! C’est le point de départ d’Alexandre Lacroix, qui résume ce sexe ‘standardisé’ sous le terme de « freudporn ». En effet, Freud et la pornographie sont les deux sources qui ont contribué à construire et figer ces scripts, assure l’auteur. Freud dans ces Trois essais pose les étapes du « schéma de la relation sexuelle saine et accompli » – préliminaires, pénétration, orgasme. Et ce schéma aura une influence considérable sur les recherches en matières sexuelles, mais aussi leurs représentations, notamment pornographiques. Et donc sur nos comportements et nos attentes en la matière.
Or, ce schéma est problématique pour Alexandre Lacroix, parce qu’il paraît irréversible – une fois engagé sur l’autoroute de ce rapport ultra-normé, impossible de faire demi-tour : un acte en appelle un autre. Ensuite parce qu’il est ascensionnel, l’excitation doit aller croissante et l’orgasme est la seule issue. Enfin parce qu’il vise l’efficacité « il n’y a pas de doute qu’on parviendra à la résolution assez vite (…) du moins pour l’homme ». Et finalement parce qu’il est inégalitaire « l’homme a le rôle actif et la femme le rôle passif ».
Comment sortir de ce scénario ultra-normé ? L’auteur propose une promenade littéraire en 31 courtes méditations, qui sont elles-mêmes des moments, ou des phénomènes de la relation sexuelle – le baiser, le rythme, les cris, le changement de position. Pour chacun de ces concepts Alexandre Lacroix propose un renversement, une autre perspective. Et assume de construire son propos à partir de son expérience personnelle, de mettre en avant ses propres interrogations, ou ses choix. Ce qui rend son propos accessible, honnête, parfois drôle et jamais donneur de leçon.
Mais il intègre aussi, pour apporter de la hauteur à la réflexion, quelques textes et concepts – jamais trop, toujours des passages clés, fondamentaux quant à la sexualité. Sur le sujet de la réification, il mentionne bien entendu Kant – ne jamais considérer l’autre comme un moyen mais comme une fin. S’y ajoute aussi et surtout les sept types de réification définis par Martha Nussbaum, philosophe américaine dans son livre « Objectification » paru en 1995 : instrumentalisation, déni d’autonomie, passivité, interchangeabilité, violabilité, possession, déni de subjectivité. Sur la domination masculine, Alexandre Lacroix réhabilite le méconnu Coïts, d’Andrea Dworkin (1987), dont l’apport central est de montrer « que le sexe était aussi politique ».
Et sur la question, centrale, du dialogue des consciences, pendant l’acte sexuel, – s’agit-il d’un moment purement bestial ou d’une fusion de deux esprits, de deux spiritualités ? – il fait entre autres échanger Sartre et le philosophe britannique conservateur Roger Scruton, auteur de Sexual Desire (1986).
Sur toutes ces questions, Alexandre Lacroix ne tranche pas, il se contente d’offrir différentes perspectives, et de plaider pour la conscientisation et la fluidité : on peut, pendant un acte sexuel avoir envie d’une approche, se placer dans une posture, assumer une certaine attitude. Le tout est de ne pas se laisser enfermer, au cours d’un même rapport ou tout au long d’une relation. Mais au contraire d’envisager la sexualité comme « un art vivant, à l’égal des improvisations en danse ou en jazz », laissant libre cours à la beauté, l’imagination, le désir et la créativité. En résumé, pour sortir définitivement de ces ‘script freudporniens’, l’auteur propose une série de concepts pour un ‘nouvel art érotique’ : plutôt que de fonctionner avec des ‘interdits’, considérer que chaque partenaire a ses préférences, plutôt que de performer un exhibitionnisme sonore, ne pas contrôler ses cris, plutôt que des formules et dialogues stéréotypés, oser la poésie ou la provocation, etc.
Une déconstruction agréable à lire – mais qui mériterait d’être complétée par le regard de penseur.es queers, féministes, antiracistes. Les concepts de consentement, emprise, ou male gaze largement repris et analysés par les féminismes contemporains sont absents de l’ouvrage. L’auteur assume d’ailleurs d’entrée de jeu son point de vue d’« homme blanc hétérosexuel ».
Toutes personne qui s’interroge sur les relations humaines. Le livre comporte des références philosophiques mais les chapitres sont extrêmement courts et grand public. Des passages peuvent servir pour ouvrir discussion avec des catéchumènes – notamment le chapitre sur la réification, face aux standards imposés par l’industrie du porno.
Alexandre Lacroix, Apprendre à faire l’amour, Allary Editions, 2019 p., 2022
A noter : Alexandre Lacroix a été invité par le Centre Maurice Chalumeau en science des sexualité de l’Université de Genève, retrouvez sa conférence en ligne.
Camille Andres est journaliste pour le mensuel romand Réformés
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