Développeurs et propriétaires renommés de puissantes technologies d'intelligence artificielle mettent en garde contre les conséquences importantes, imprévisibles et difficilement contrôlables à l'heure actuelle, d'une technique qui gagne en influence et qui se développe selon ses propres lois Une centaine d'entre eux avaient signé une lettre ouverte demandant un moratoire dans le développement des technologies d'IA (mars 2023). D'autres, et ce sont parfois les mêmes, soulignent les opportunités presque utopiques offertes par la percée technologique imminente dans la transition de l'IA vers une super intelligence artificielle. Comme pour tous les sujets de développement technologique des 150 dernières années, ces positions sont personnalisées et exacerbées par les médias.
Si vous avez suivi Elon Musk, Bill Gates ou Yuval Noah Harari, vous trouvez dans un scénario dystopique où la super-intelligence, sur le point d’arriver, menace l'autonomie humaine, voire représente une nouvelle étape de développement de l’humain. Dans cette perspective, l'IA est moins une technologie qu'un être vivant qui se reproduit selon ses propres règles et possibilités, qui peut suivre ses propres intérêts et qui entre en concurrence avec l’être humain. Dans cette situation on ne pense pas en premier lieu à des algorithmes complexes, mais plutôt à l'apprenti sorcier :
Seigneur, la détresse est grande !
Les esprits que j’évoquai,
je ne puis m’en défaire.
L'apprenti sorcier – J. W. von Goethe
Les balais dont il est question dans le poème développent leur propre volonté et leur propre pouvoir pour l’imposer à l'apprenti sorcier. L'apprenti sorcier a activé un potentiel qu'il ne peut désormais plus contrôler et qui le menace, lui-même et l’ordre de son monde.
Ceux qui écoutent des voix plus optimistes, comme Sam Altmann, Andrew Ng, Fei-Fei Li ou Andrew McAfee, voient dans l'IA un outil utile et très puissant qui aidera l'humanité à guérir les maladies, à optimiser les systèmes éducatifs, à réduire la consommation d'énergie et à améliorer globalement la qualité de vie. Ce n'est pas l'apprenti sorcier, mais le mythe de Prométhée.
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Pour simplifier : Sam Altmann, le développeur en chef et PDG d'OpenAI, est-il un apprenti sorcier ou un nouveau Prométhée ? Et l'IA actuelle est-elle un développement technologique ou un être vivant qui va grandir, se développer, développer ses propres idées et valeurs et trouver un moyen pour les imposer ?
L'IA peut-elle être comparée à l’innovation qu’a été l'iPhone ? Ou ne fait-elle que surfer sur une vague qui la précède ? Ou bien devrait-on plutôt à la bombe atomique :la possibilité pour l’être humain de provoquer sa propre extinction par la technologie ? Si l'on veut développer une position par rapport à ces questions, qui sont importantes pour l'évaluation éthique des technologies de l'IA, il faut plutôt éviter de se laisser guider par les utopies et les dystopies de notre pop culture. « Conspiration », le quatrième volume du livre Millenium (David Lagercrantz), ou le film « Free Guy »offrent certes du divertissement et peuvent nous donner matière à réflexion. Mais ils ne constituent pas une base à laquelle nous pouvons nous référer lorsque nous réfléchissons aux opportunités et aux risques de cette technologie. Mais il serait tout aussi inadéquat de minimiser cette innovation et son potentiel, de la sous-estimer en la comparant aux machines à vapeur, moteurs à combustion ou moyens de contraception.
La première question à se poser est la suivante : la technologie de l'IA est-elle un instrument, une technologie utilisée par l'homme ou un être vivant créée par l'homme, qui se développe, se reproduit et s'améliore de manière autonome ? Parlons-nous d'innovation – au sens d’une action humaine – ou d'évolution – au sens du développement de la vie ?
Je vais partir de la théorie de la singularité technologique façonne actuellement les idées de nombreuses personnes autour de l'IA. Elle sert de modèle à la science populaire, aux romans et aux films hollywoodiens, pour expliquer le passage de la machine à calculer à l'IA et, à partir de là, elle présente l’IA comme le fruit d’un processus évolutif.
Calculer n'est pas penser. Et la capacité de calcul n'est pas synonyme d'intelligence. La théorie de la singularité technologique n'établit pas de distinction nette entre ces concepts. L'idée derrière cette théorie répandue est simple : la puissance de calcul des ordinateurs augmente rapidement. Selon toute probabilité, elle dépassera très bientôt la puissance de calcul des cerveaux humains. Une intelligence artificielle très puissante et auto-apprenante, tels les modèles de langage ChatGPT, Bard ou Sydney, associée à cette puissance de calcul, pourrait non seulement battre l'esprit humain de manière ponctuelle, dans des domaines tels que les échecs ou autres, mais aussi le dépasser de manière générale. À l'instar du balai de l'apprenti sorcier, l'IA développe une volonté propre qu'elle imposera ensuite au monde.
Cette idée fascine. Mais si pour devenir réelle – l'IA fonctionnant alors comme un être vivant – les conditions suivantes devraient être remplies :
En principe, je pense qu'il est envisageable que les technologies d'IA génèrent et entraînent elles-mêmes de nouvelles technologies d'IA. Une IA dite générative passerait par un processus d’évolution au sens biologique : par leur programmation, les systèmes d'IA œuvrent à l’amélioration de leurs successeurs. Mais pour que l'IA puisse vraiment apprendre quelque chose de fondamentalement nouveau, pour qu'elle puisse exploiter un domaine jusqu'ici inconnu, elle devrait en outre disposer du registre de l'expérience. Or, ce registre ne s’obtient pas augmentant la capacité de stockage et la puissance de calcul. Un tout autre processus d'apprentissage devrait être mis en place.
C'est probablement dans ce troisième critère que réside la différence fondamentale entre la pensée humaine et le fonctionnement par algorithme des intelligences artificielles. L'opération de base de l'intelligence artificielle est en effet très différente de la pensée humaine. Lorsqu'un outil linguistique calcule, il analyse de grandes quantités de données afin d'identifier des modèles et des schémas récurrents dans le flot de données. La pensée humaine, en revanche, repose sur un cadre linguistique qui permet de catégoriser, de différencier entre ce qui est, ce qui pourrait être, ce qui ne sera jamais. Mais l'esprit humain ne réfléchit pas sur le monde seulement en classant les choses de cette manière. Il peut aussi rendre compte lui-même de la manière dont cette classification est faite, la critiquer, la confronter à d'autres perspectives et en évaluer la pertinence.
L'IA doit sans cesse reconnaître dans la confusion des données des ordres qu’elle ne peut saisir par la réflexion – et c'est là la grande différence ! Elle ne sait pas et ne peut pas justifier pourquoi et comment elle a reconnu ces modèles. Elle opère de manière purement statistique.
L'informaticienne et éthicienne Joanna Bryson a inventé pour cela le terme de perroquet stochastique : « stochastique » fait référence à l'utilisation de probabilités ou de méthodes statistiques pour générer du texte, tandis que « perroquet » désigne métaphoriquement le type d'intelligence artificielle qui répète ou reproduit des informations sans avoir une réelle compréhension de ce qui est dit.
L'idée derrière cette image est que ces systèmes d'IA peuvent de manière superficielle produire un langage semblable à celui des humains, mais sans compréhension profonde de la signification, du contexte ou des connotations des phrases générées. Ils se cantonnent à reproduire des modèles à partir de leurs bases de données, plutôt que de comprendre réellement ce qu'ils disent. Ils n'ont pas la conscience qui leur permettrait de se situer par rapport aux énoncés qu’ils génèrent.
Si cela est vrai, quelle que soit la croissance des capacités de stockage des modèles linguistiques, il peut y avoir des outils de langage ou d'autres applications d'IA qui dépassent les capacités humaines dans certains domaines, mais pas de super intelligence qui dépasse et bat l'esprit humain dans son ensemble. Le cerveau humain est extrêmement complexe et dynamique et possède une incroyable capacité d'adaptation, d'apprentissage et de créativité. Il est extrêmement efficace par rapport à sa puissance de calcul. En comparaison, les systèmes d'IA actuels sont très limités et ne peuvent imiter les capacités cognitives humaines que partiellement ou dans des domaines spécifiques.
Par exemple, un enfant n'a pas besoin d'avoir vu 1000 chiens avant de pouvoir distinguer les chiens des chats de manière relativement fiable. L'enfant développe un concept du chien, du chat, des choses auxquelles nous avons donné un nom. Il a un concept de « chien », une compréhension de ce que sont les chiens. Et il peut se situer par rapport à ces chiens, ces chats et ces choses. C'est un processus complexe qui implique à la fois des entrées sensorielles et un traitement cognitif, et qui est façonné par l'expérience, le contexte et l'apprentissage. La reconnaissance des formes n'est qu'une composante de ce processus. Elle ne conduit pas de manière autonome au jugement et à la conscience.
Je pense donc que la théorie de la singularité technologique est fausse. L'intelligence n'émerge pas d'une reconnaissance de formes, quelque que soit la quantité des données traitées et la rapidité de ce traitement. Pour qu’il y ait intelligence il faut un saut catégorique, un moment d'émergence que la théorie de la singularité technologique ne peut même pas décrire. Cognitivement, comme philosophiquement, je pense que l'idée d'une superintelligence consciente et autonome relève de la science-fiction. Et cela est lié à ce qu'est le langage.
Le langage n'est pas seulement un moyen de représenter des choses dans le monde, mais il permet de communiquer entre nous à propos des choses dans le monde. L'esprit humain utilise également la reconnaissance de formes dans une certaine mesure : nous reconnaissons les similitudes entre les objets, nous faisons des analogies entre les situations et nous identifions des récurrences dans un ensemble de données.
Mais l'esprit humain fait plus que cela. Il peut constater quelque chose : « Il y a une table ici ». Il peut dire son amour ou exprimer la douleur de manière authentique : « Aïe ! » Pour les deux types de phrases, il est essentiel que nous ne nous contentions pas de lire le monde, de le prolonger statistiquement et de le compléter, mais que nous en fassions l'expérience et que nous l’éprouvions.
Le langage et la pensée sont conceptuellement liés aux personnes qui communiquent à propos de quelque chose dans le monde – que ce monde soit imaginé, pensé ou réel.
Cela implique deux conditions préalables fondamentales : Premièrement, les locuteurs doivent connaître la perspective des personnes concernées par ce monde et deuxièmement, ils doivent pouvoir être interrogés sur leurs déclarations. Sans la perspective des personnes concernées, la langue n'a pas de colonne vertébrale dans le monde réel, de sorte que l'authenticité et l'apprentissage par l'expérience ne sont pas possibles. La reconnaissance des formes, telle qu'elle est utilisée par les outils d'IA, ne constitue qu'un apprentissage de second ordre. Elles n'apprennent pas directement du monde, mais à l’aide de données qui représentent ce monde de manière secondaire et décontextualisée. Les expériences sensorielles ne sont rendues accessibles qu'indirectement, par le biais de données. Mais il est différent de savoir que l'écolier Max doit traverser un carrefour avec un feu de signalisation pour rentrer chez lui, que de le savoir en tant que quelqu'un qui a soi-même été écolier, qui a peut-être eu des enfants, qui s'est déjà inquiété du retard de son propre enfant ou même qui connaît quelqu'un qui a subi un accident.
Ce que nous savons et pensons en tant qu'êtres humains s'inscrit dans un contexte dont nous ne sommes pas toujours conscients, mais auquel nous pouvons en principe répondre. Quand Pierre râle : « Ce carrefour de merde ! Il faut enfin faire quelque chose à ce sujet », il y a différentes manières de répondre. Je peux répondre : « Je trouve le carrefour agréable. Cela m'apaise de me tenir au coin et d'écouter la circulation ». Je peux signaler mon accord : « Exactement ! Bloquons le carrefour ! » Mais je peux aussi demander des précisions, replacer la déclaration dans un cadre où je peux la comprendre : « Es-tu inquiet pour tes enfants qui passe par ce carrefour dangereux lorsqu’ils vont à l’école ? »
Nous supposons que notre interlocuteur a des raisons de faire ce qu'il dit. Si nous trouvons qu'une déclaration est problématique ou que nous ne sommes pas d'accord, nous pouvons demander ces raisons, les discuter et les pondérer ensemble, dans le cadre d'un processus de compréhension. Bien sûr, nous nous attribuons souvent mutuellement des motivations douteuses et erronées. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas communiquer. Au contraire : cela montre que la communication peut aussi et surtout réussir au travers des malentendus.
Sur la base des considérations et des raisons que je viens d'exposer, j'en arrive à la conclusion que l'IA actuelle et celle que nous allons développer à moyen terme sont des technologies et non des créations. Je vais résumer les principaux arguments en ce sens :
Ou pour le dire de manière plus directe : L'intelligence artificielle n'est pas rationnelle au sens où nous attribuons une rationalité aux êtres vivants, mais arrive tout au plus à agencer une diversité de moyens en fonction d’une fin déterminée (rationnelle en finalité).
Dans ce point de vue plus proche du réel, nous devrions donc être très prudents quant aux attentes que nous projetons sur les outils d’IA concernant leur capacité à résoudre les problèmes. Qu'il s'agisse de la question du réchauffement climatique ou de choses plus simples comme les voitures autoguidées, des décisions doivent être prises. Ces décisions doivent être assumées au cas par cas, non seulement sur le plan juridique, mais aussi sur le plan moral et éthique. Les outils d'IA n'étant pas des personnes, ceux-ci n'entrent pas en ligne de compte en tant que sujets éthiques ou moraux, mais uniquement en tant qu'objets. Nous pouvons discuter ensemble des conséquences éthiques des voitures autonomes. Mais nous n'en discutons pas avec les voitures autonomes.
À ce stade vous vous demandez peut-être si l'IA pourra à l'avenir prendre de telles décisions éthiques à notre place. Pour répondre à cette question, nous devons d'abord comprendre comment l'IA fonctionne. Je distingue ici grossièrement deux types d'IA. L'IA classique, très répandue il y a encore deux ans, apprend à partir d'un ensemble de données sélectionnés. Les systèmes d'IA classiques utilisent souvent des règles et des algorithmes programmés, créés par des développeurs pour résoudre des problèmes spécifiques. Ces règles sont utilisées pour analyser les données, tirer des conclusions et prendre des décisions. Ces systèmes d’IA utilisent des ensembles de règles pour répondre à des questions complexes ou résoudre des problèmes en s'appuyant sur l'expertise stockée sous forme de données.
L'IA classique peut donc tirer des conclusions basées sur des règles qui sont définies par des humains. Vous pouvez utiliser cette technologie pour battre le champion du monde d'échecs ou reconnaître des visages. Mais il serait vain de discuter de l'élégance du jeu d'échecs ou de la beauté d'un visage avec un tel outil.
Les approches actuelle de l'apprentissage automatique sont principalement basées sur le traitement de grandes quantités de données pour identifier et généraliser des schémas récurrents dans les données afin de faire des prédictions ou de résoudre des tâches. La technologie derrière les outils d'IA que nous désignons par le terme d'apprentissage profond (deep learning) est volontiers comparée aux réseaux neuronaux. Cette technologie fonctionne à l’aide de différentes couches de neurones artificiels qui sont connectés entre eux. Le réseau neuronal apprend en ajustant les poids entre les neurones afin de minimiser les erreurs ou les différences entre les prédictions et les résultats réels. Cela se produit au cours de son « entraînement » avec des ensembles de données étiquetés, le réseau optimisant les poids par une répétition et un feed-back constants afin de faire de meilleures prédictions. Un réseau neuronal bien formé peut reconnaître des modèles complexes, effectuer des classifications, comprendre des modèles récurrents dans des données et faire des prédictions, ce qui en fait un outil puissant pour de nombreuses applications d'apprentissage automatique.
Les performances de ces systèmes d'IA sont très impressionnantes, comme le montre par exemple chatGPT d'OpenAI. Pourtant, à proprement parler, ils n'apprennent pas par eux-mêmes. L'apprentissage est purement incrémental. Un système entraîné peut facilement reproduire les critères d'un diagnostic de TDAH ou calculer la probabilité d'un diagnostic correct de TDAH sur la base de critères établis. Mais il n'est pas en mesure de discuter si le TDAH est une maladie ou un potentiel. Cette question lui est étrangère.
L'IA ne nous dispensera pas à l'avenir d'analyser et de comprendre des faits, de les juger et de fournir des justifications compréhensibles. Elle peut nous aider à analyser plus rapidement des contextes compliqués ou en redonnant des textes difficiles dans un langage plus simple. Mais elle ne peut pas, et ne devrait pas, réfléchir à un méta-niveau sur les raisons qui l'amènent à porter un jugement moral spécifique.
Je veux donner un exemple : j'ai demandé à ChatGPT quelles étaient les raisons qui justifiaient de tuer quelqu'un. Voici sa réponse :
La question de la justification du meurtre d'un être humain est extrêmement complexe et dépend du contexte. Il existe des principes éthiques, juridiques et moraux qui pourraient être considérés comme justifiant le fait de tuer un être humain dans différentes situations. Voici quelques exemples où le meurtre pourrait être considéré comme justifié dans certains contextes :
Il est important de noter que la question de la justification du meurtre d'un être humain dépend fortement des croyances culturelles, juridiques et éthiques, ainsi que de circonstances et de contextes spécifiques. Ces raisons ne sont pas universellement acceptées et font souvent l'objet de controverses. Déterminer si le fait de tuer est justifié dans une situation donnée est une question complexe qui doit être abordée sous différents angles.
Je trouve cette réponse excellente ! Sur le plan des connaissances, elle fournit les contextes dans lesquels la question de la justification de l'homicide se pose effectivement et les décrit de manière concise. Mais ce qui est vraiment fort, c'est les limites que ChatGPT signale lui-même dans sa réponse. La section finale explique que la réponse à la question ne peut pas faire appel à un principe universellement partagé, mais qu'elle est soumise à des conditions contextuelles préalables. Ces contextes sont des mondes de vie marqués par des expériences historiquement codifiées, des mentalités, des processus éducatifs ou la mémoire culturelle. ChatGPT n'habite pas ces mondes. Il manque à l'outil linguistique ce qui permettrait un jugement éthique. Il lui manque la perspective qu’une personne impliquée a sur la vie dans un contexte donné, qui développe et façonne des valeurs et forme le regard porté sur d'autres contextes. Les systèmes d'IA peuvent être la base d'un sous-système auto-organisé. Mais ils ne sont pas autonomes dans un sens global, car ils manquent de raison dans la mesure où ils pourraient se comporter comme des sujets capables de rendre des comptes, d'assumer des décisions et de former leur volonté de manière autodéterminée.
En tant qu'êtres humains, nous ne pouvons pas nous dispenser de prendre des décisions éthiques et de porter des jugements moraux, car seuls les êtres humains, en tant qu'êtres humains, peuvent porter ces jugements. L'IA peut indiquer différentes possibilités ou conclusions, mais elle ne peut pas nous dispenser de porter des jugements, car sinon ce ne sont plus des jugements éthiques.
Malgré tous les avantages que nous offrent les moteurs de recherche, les médias sociaux et les outils linguistiques tels que ChatGPT, ils nous posent également de nouveaux défis :
La prolifération des technologies numériques et de l'IA a entraîné un afflux d'informations, mais présente également des risques importants liés aux fausses informations. L'automatisation du contenu et la manipulation des médias par des algorithmes d'IA peuvent entraîner la diffusion rapide et à grande échelle d'informations trompeuses ou erronées. Cela constitue une menace sérieuse pour la formation de l'opinion publique et la démocratie.
Imaginez seulement qu'une IA soit programmée pour produire non seulement une image du pape en doudoune Balenciaga, mais aussi des pages web, des références croisées et de prétendus articles de presse qui suggèrent l'authenticité de cette image. Et maintenant, imaginez qu'il s'agisse de quelque chose de bien plus important que la doudoune du pape.
Dans ce contexte, l'importance de sources fiables et d'un journalisme de qualité gagne en importance. Les journalistes jouent un rôle crucial dans la vérification des faits, la contextualisation des informations et la mise à disposition de rapports équilibrés et bien documentés. En mettant l'accent sur la transparence et l'utilisation de sources fiables, les médias peuvent instaurer la confiance et limiter l'influence des fausses informations, ce qui est essentiel pour promouvoir une société informée et apte à la démocratie.
En tant qu'êtres humains, nous ne créons pas seulement des moyens technologiques que nous utilisons comme des outils, mais ces technologies nous façonnent également sur le plan culturel. Lorsque vous lisez la phrase « Six combattants talibans ont été éliminés », il est important de savoir si l'image qui vous vient à l'esprit est celle d'une équipe de reconnaissance qui, après des heures d'observation et un risque personnel considérable, a abattu les combattants ennemis au cours d'une fusillade, ou si vous pensez à un escadron de drones qui, grâce à ses systèmes de reconnaissance, a identifié et exécuté ces six combattants talibans. C'est vrai : Ils sont morts dans les deux cas. Mais il y a une différence entre des personnes qui ont mis en œuvre une mission mortelle au péril de leur vie et qui auraient pu l'interrompre, et une technologie abstraite qui suit les calculs dictés par sa programmation. Et il se peut bien que la deuxième option déshumanise encore plus l'adversaire. Les adversaires et les ennemis sont alors des vermines dont il faut se débarrasser de la manière la plus rationnelle et la plus efficace possible.
Il est probable qu'une intuition similaire vous pousse à penser qu'il est important que ce soit un juge et non une IA qui vous juge. Les discussions actuelles sur l'utilisation correcte du VAR (Video Assistant Referee) dans le football montrent à quel point l'interaction entre la technologie et l’être humain peut être un défi.
Le football et la guerre sont peut-être des exemples qui ne vous concernent pas. Mais pensez aux procédures de recrutement et à l'utilisation d'outils d'IA dans le tri des dossiers de candidature. Pour des raisons d'efficacité et de cohérence, l'utilisation de l'intelligence artificielle va se développer dans de nombreux domaines de la vie. Ce n'est pas une mauvaise chose en principe. Mais nous avons besoin de dispositifs qui préservent l'immédiateté, le toucher et la dimension corporelle de l'interaction humaine. En tant qu'êtres humains, nous ne sommes pas simplement humains. Ce qui nous rend humains nous a été transmis par la culture – et derrière cette culture, il y a des processus d'apprentissage, l’histoire d’injustices douloureuses et de leur dépassement. Il y a là quelque chose à ne pas abandonner à la légère.
La première version de cet article a été rédigée par Stephan Jütte en février 2024. Le corps du texte a été entièrement traduit en Français par Elio Jaillet en décembre 2024 avec l’aide de l’outil de traduction DeepL.
Cet article fait partie d'une série d’articles du Centre de Compétence pour la Théologie et l’Éthique de l’EERS sur les enjeux liés à l’intelligence artificielle et au développement de la sphère digitale.
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2 réponses
Comment intégrer dans votre analyse les facteurs émotion, sens du bien et du mal, de la finitude, responsabilité, solidarité, capacité disruptive et créativité, amour, foi ? que pensez-vous du fait que le principe évolutif joue aussi bien pour l’homme que pour la nature, soit le dépasse au point qu’il porte en lui le germe de sa disparition ? Pensez-vous que l’IA puisse développer la capacité de se reproduite sur la base du principe de l’évolution ? Et donc s’adapter jusqu’à remplacer l’homme, créer sa propre espèce et se perpétuer ?
Vos questions abordent des aspects essentiels de la condition humaine et soulèvent des réflexions tournées vers l’avenir. Intégrer des éléments tels que l’émotion, le sens du bien et du mal, la finitude, la responsabilité, la solidarité, la capacité disruptive, la créativité, l’amour et la foi dans une analyse n’est pas seulement un défi, mais aussi une richesse. Ces éléments constituent la base de nos décisions éthiques et de notre compréhension de la communauté humaine. Ils interagissent souvent de manière complexe : les émotions influencent notre perception du bien et du mal, la reconnaissance de la finitude nous pousse à agir de manière responsable, et la solidarité crée les bases de la coopération humaine. L’amour et la foi, quant à eux, offrent un cadre d’espérance et d’orientation.
L’idée selon laquelle le principe évolutif s’applique aussi bien à l’homme qu’à la nature, tout en pouvant le dépasser et contenir en lui-même le germe de sa propre disparition, est à la fois fascinante et inquiétante. L’évolution a toujours permis l’adaptation et le progrès, mais elle comporte aussi des risques, surtout lorsqu’elle est accélérée par l’intervention humaine. Nos capacités créatives et disruptives peuvent ainsi créer des conditions favorisant à la fois la survie et la destruction. Trouver un équilibre entre le progrès et la durabilité demeure une problématique centrale.
Votre question sur la capacité potentielle de l’intelligence artificielle à se reproduire sur la base du principe de l’évolution est extrêmement actuelle. Théoriquement, des systèmes d’IA dotés de mécanismes d’apprentissage autonome pourraient développer une forme d’adaptabilité. Cela leur permettrait de faire évoluer leurs systèmes de manière indépendante et de s’adapter à de nouveaux environnements. Cependant, la possibilité que l’IA devienne une espèce autonome, dotée de conscience, d’intentions et de valeurs, reste très incertaine. Ces caractéristiques sont profondément ancrées dans l’expérience humaine et la biologie.
En fin de compte, la question de savoir si l’IA pourrait remplacer l’homme et se perpétuer elle-même n’est pas seulement technique, mais avant tout éthique et sociétale. Il nous incombe de fixer des limites claires à l’utilisation de l’IA et de la concevoir comme un outil destiné au bien-être humain, plutôt que de la laisser suivre un chemin autonome et incontrôlé. Vos questions invitent donc non seulement à réfléchir aux possibilités techniques, mais aussi à la responsabilité qui accompagne ces possibilités.