Le couteau 

Le 12 août 2022 à Chautauqua dans l’état de New-York, l’écrivain Salman Rushdie est sauvagement poignardé par un individu alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence. Rushdie échappera de justesse à la mort, son agresseur sera immédiatement arrêté. Trente-quatre ans après la fatwa émise par l’Iran contre lui à la suite de la publication des Versets sataniques, Rushdie est visé par une attaque au couteau. Gravement blessé, aujourd’hui aveugle d’un œil, l’écrivain revient dans Le couteau sur cet événement et ses résonances. 

Synecdoque  

En prenant en main Le couteau, j’ai éprouvé une sensation bizarre. J’ai repensé au moment où j’ai commencé un autre récit d’un survivant à un attentat, l’extraordinaire Le lambeau (2018) de Philippe Lançon. J’ai beaucoup commenté ce livre ailleurs, qui est pour moi une pierre de touche dans ma vie de lectrice.  

Alors, en commençant Le couteau, j’étais partagée entre l’impatience de découvrir ce que Salman Rushdie avait fait de sa presque mort et le souvenir de l’impact du livre de Lançon. Passée l’émotion initiale, je me suis rendu compte que les deux écrivains avaient opté pour une même figure de style dans leurs titres respectifs. Il s’agit d’une synecdoque, à savoir : prendre la partie pour le tout.  

Philippe Lançon avait choisi le lambeau pour parler des résonances existentielles profondes après avoir survécu à l’attentat de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Le lambeau, c’est une pièce d’étoffe, mais c’est aussi une technique chirurgicale qui permet d’apporter du tissu et de reconstruire une partie du corps détruite. Pour Lançon, tout le bas de son visage.  

Salman Rushdie choisit le couteau, arme avec laquelle il a été attaqué, comme réceptacle et symbole non seulement de l’agression violente mais aussi de ses conséquences sur sa vie. A la fin du livre, il dit d’ailleurs que trois choses lui ont permis non pas de « tourner la page », mais au moins d’alléger le poids de l’attaque : le temps, la thérapie et la rédaction de Le couteau

Le récit est divisé en deux parties, l’ange de la mort et l’ange de la vie. Intéressant qu’un auteur qui se dise aussi ouvertement sans religion convoque dans un récit sur sa survie des créatures si proches du divin ! Mais Rushdie veut écarter l’hypothèse qu’une telle expérience l’aurait fait se raviser au sujet de la religion. « Il y a toutefois un débat dont je ne voulais plus entendre parler : le débat qui m’avait empoisonné la vie. Le débat au sujet de Dieu. » (p. 235) 

Que reste-t-il ? 

L’amour et l’écriture. C’est ainsi que Rushdie résume le cœur de sa vie. Après l’attentat, une fois qu’il a récupéré des forces et qu’il sait qu’il est hors de danger, il regarde autour de lui et se dit que deux choses comptent vraiment : l’amour, et en particulier la relation avec son épouse Rachel Eliza Griffiths, et son travail d’écrivain. Si l’amour a traversé l’épreuve de l’attentat avec une force constante, le geste d’écriture a lui été remis en question. « Je ne suis pas sûr d’être encore capable d’écrire » (p. 119), affirme Rushdie à son agent quelques mois après l’attentat.  

L’auteur des Versets sataniques se retrouve dans une situation paradoxale et c’est peut-être cela qui donne au livre une identité propre : une fatwa restée lettre morte pendant plus de trente ans se réveille aux Etats-Unis en 2022, sans crier gare, incarnée par un couteau. Pas une bombe, pas un tir précis, plusieurs coups de couteau portés par un agresseur qui n’avait manifestement aucune idée de la manière de tuer un homme.  

Le livre abrite le récit de cette réflexion : pourquoi l’attaque maintenant ? Mais plus que le moment, seules les conséquences comptent. En 1989 ou maintenant, rien ne change en ce qui concerne le travail de l’écrivain. L’attentat, le couteau, la blessure dans sa création, mettent en danger son écriture et donc sa vie, tout autant aujourd’hui qu’au moment de la fatwa. Salman Rushdie reste pudique sur cette coupure exercée par le couteau, non seulement dans sa chair mais aussi dans son existence comme écrivain. Et pourtant, il s’agit là du cœur de ses interrogations.  

En même temps, Rushdie en a vu d’autres et il résiste. On sent toute sa haine pour l’intégrisme religieux et pour toute pensée fanatique. Le couteau a failli lui coûter la vie, mais il pourrait s’en emparer à son tour pour en faire son langage, le langage de la riposte. « Ce pouvait être l’outil dont j’allais me servir pour refaire et retrouver mon monde […] pour prendre en charge ce qui m’était arrivé, pour me l’approprier, le faire mien. » (p. 118) 

Appréciation 

Bien sûr, il faut lire Le couteau, c’est un acte d’engagement et de solidarité contre l’obscurantisme religieux. Néanmoins, je dois admettre que sa lecture m’a laissée sur ma faim, peut-être pour les raisons de parenté avec le récit de Lançon. Certes, le texte est bien écrit, il y a quelques traits d’humour redoutable dont seul Rushdie est capable. On entre dans les détails de l’attentat et de ses conséquences sur la santé de l’écrivain. Cependant, il manque à mon sens une dimension plus existentielle, plus profonde, plus intime. J’ai parfois eu l’impression à la lecture du livre que le seul but de Salman Rushdie était de retrouver sa vie confortable au cœur de New York. Certes, la mort l’avait effrayé et la violence fanatique révolté, mais sans remise en cause fondamentale. Sans ébranlement spirituel.  

C’est d’ailleurs sans doute le message que Salman Rushdie cherche à transmettre : la proximité de la mort ne vous rend pas forcément religieux.  

Sur l’auteur  

Salman Rushdie, né en Inde en 1947, est un écrivain britannique naturalisé américain. Son œuvre comprend une vingtaine d’ouvrages dont Les Enfants de minuit (1983), couronné par le Booker Prize, et La honte (1985), Prix du Meilleur livre étranger. Suite à la parution des Versets sataniques (1988), Une fatwa est édictée contre lui.  

Parallèlement à son œuvre littéraire, Rushdie est également engagé dans divers combats en faveur de la reconnaissance des minorités et contre le fanatisme religieux. Il vit aujourd’hui essentiellement aux Etats-Unis avec sa cinquième épouse, la poétesse Rachel Eliza Griffiths. 

Salman Rushdie, Le couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat, Paris, Gallimard, 2024. 

Janique Perrin, Docteure en théologie, pasteure, responsable de la formation d'adulte francophone pour les Eglises réformées Berne-Jura-Soleur. 

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