Un livre pour une génération : les connecteurs. Quelques mots clefs en vrac : open source, jeu de la vie (Life), automate numéro 30, wargame, birds, réseau auto-distribué, intelligence artificielle, connecteurs, six degrés de séparation, simulation, Sex Pistols, Donjons et dragons, turbo code. Un livre pour se plonger dans le monde issu de la révolution numérique, dans l’idéal de société qui lui correspond et dans la vision du monde qu’elle génère.
Ce livre est une réédition d’un essai de 2006, de la plume de Thierry Crouzet, écrivain, blogeur, expert des technologies de la révolution numérique. Dans sa première mouture, le livre est le manifeste enthousiaste d’une génération portée par les promesses de la révolution numérique.
L’essai offre plusieurs choses simultanément : une plongée dans l’histoire des découvertes technologiques liées à la révolution numérique, à internet et dans la culture de ceux (peu de femmes mentionnées) qui en furent les pionniers ; un essai philosophique sur les conditions contemporaines et à venir de l’organisation de la vie humaine ; une esquisse auto-biographique ; un dialogue critique entre les connecteurs et leurs contestataires (voir notamment l’Epilogue, Ne pas provoquer).
Cette troisième édition est plus tempérée, sceptique notamment par rapport au développement des GAFAM, ainsi que de la crise environnementale, du foisonnement des théories du complot, etc. L’essai a été repris à la suite d’un burnout numérique, dont l’auteur a fait le récit dans J’ai débranché. Comment revivre sans internet après une overdose (Fayard, 2012)
Premier constat. Notre monde présente un degrés de complexité qui nous dépasse complètement. Nous ne pouvons pas le maîtriser. Toute tentative de saisie rationnelle du monde tel qu’il se donne à nous est condamné à échouer.
Deuxième constat. Malgré cette complexité, nous n’observons, ou ne vivons, pas un chaos indescriptible mais des formes d’organisations et d’interactions structurées. Leur organisation n’est pas le fruit d’un agent : l’organisation se déploie d’elle-même (auto-organisation), les structures émergent.
Troisième constat. Il n’y a besoin que de quelques règles (un programme) pour faire émerger une complexité capable de générer elle-même des configurations imprévues. Simplicité et incertitude ne sont pas contraires.
Des contraintes, des règles, peuvent accroître la liberté. D’une manière générale, le connecteur tente de se défaire des règles inutiles, voire qui restreignent nos libertés, tout en recherchant celles qui favorisent l’auto-organisation et les comportement émergents, donc créatifs.
Ch. 2, Ne pas légiférer
Il en ressort un encouragement à la créativité, à la décentralisation, à l’expérimentation, à la multiplication des liens et à l’émerveillement. L'organisation des connecteurs est pragmatique, tout en étant portée par un idéal, indiqué par une phrase de Tolstoï mise en incipit « il croyait fermement à la possibilité d’une fraternité des hommes en vue de s’entraider sur la voie de la vertu » (Prélude).
Crouzet propose une vision de la société, de la politique, du droit, de l’éducation, du savoir, du travail, de l’être humain, de la relation des uns aux autres et au monde – de Dieu aussi, proche à certains égards de la théologie du process, dans le sens d’une immanence radicale. « Si je crois en Dieu, c’est donc en un dieu artiste, aussi démuni qu’un artiste face à ses créations. » (Ch. 9 Ne pas croire)
La confiance en l’auto-organisation, l’émergence et la créativité guident cette compréhension de l’ordre social, politique et juridique. L’humanité se découvre elle et son monde à neuf à l’aide des technologies digitales. On ne sera donc pas étonné par l’intérêt que Crouzet manifeste à l’égard du transhumanisme (Ch. 10 Ne pas mourir) – qu’il considère cependant d’un œil critique, notamment à cause de son élitisme social.
Les orientations éthiques de Crouzet apparaissent dans une partie propre à cette réédition (La loi winner-take-all, ch. 2, Ne pas légiférer). La logique du décentrement et de l’auto-organisation ne génère pas automatiquement plus d’égalité ou de solidarité, mais produit de nouveaux centres (multinationales) qui accumulent les ressources disponibles. C’est face à ce phénomène d’inflation des nœuds du réseau qu’il faut impérativement assurer un minimum de régulation :
Nous avons besoin d’un État fluide, léger, en réseau, un État de connecteurs, qui minimise les lois, mais prend les mesures indispensables pour éviter la domination du réseau par des tiers privés.
(Ch. 2, Ne pas légiférer)
Le texte de Crouzet est plaisant à lire et montre une érudition qui donne envie prolonger la lecture, sans alourdir le texte. Les incises régulières sous forme de dialogue ouvrent le texte sur sa dimension politique.
Je dois dire que je suis très séduit par le monde que présente Crouzet – notamment parce qu’il met des mots et des images sur des expériences et des intuitions qui m’ont accompagné dans mon propre parcours de vie, sans que je sache exactement d’où elles viennent.
Il me semble y avoir une certaine affinité entre le monde des connecteurs, faisant confiance en l’auto-organisation et l’émergence, et une pensée protestante-réformée qui soutient le décentrement du pouvoir, le pragmatisme et une attitude d’émerveillement face au monde, sceptique face à des institutions et des organisations tendanciellement auto-légitimatrices.
On y rejoint aussi quelques intuitions théologiques : la critique des centres accumulateurs comme formes contemporaine de l’idolâtrie ; une dynamique organisationnelle structurée par une logique d’alliance, où les règles sont toujours à recevoir à neuf, qui ne peuvent donc être posée de manière fixe. Un protestantisme réformé mettant l’accent sur le déploiement du règne du Christ dans l’activité de l’Esprit-Saint trouvera, je pense, pas mal d’affinité avec la vision du monde portée par les connecteurs.
Ce qui marquera la différence est sans doute le refus d’une altérité radicale – même si comme je l’ai déjà signalé, une théologie immanentiste est également défendue et représentée dans le monde réformé. Le Dieu artiste, forme post-moderne du Dieu horloger, est encore un autre Dieu que le Dieu Crucifié dont témoigne la foi chrétienne. Et en même temps : il est bien possible que ce Dieu-là ne soit pas sans relation avec un peuple de connecteurs qui ferait de la solidarité un enjeu central.
Dialogue à entreprendre et réflexion à prolonger, dans une période où les organisations ecclésiales sont confrontées à une crise de légitimité et de gouvernance.
Ce livre intéressera celles et ceux qui sont préoccupées par le développement de formes organisationnelles, sociales et politiques non-hiérarchiques, décentralisées et par une pensée et une pratique qui valorise l’exploration et l’expérimentation dans un monde complexe.
Thierry Crouzet, Le peuple des connecteurs, Paris, Thaulk, 20173 (2006).
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