Je me souviens encore très bien de la rengaine des élections américaines de 2016 : « Drain the swamp ». À ce moment les pro-démocrates fustigeaient la rhétorique anti-establishement, du camp de Donald Trump comme une attaque contre les institutions étatsuniennes. Après la victoire républicaine de cette année (2024) l’ambiance est différente : le doute s’insinue. Peut-être que les démocrates n’ont-ils pas effectivement un problème avec la base sociale ? Peut-être doivent-ils réellement se réinventer ? Kamala Harris s’efface. Comme si l’on sortait d’un rêve. Peut-être l’ouverture nécessaire pour engager une transformation qui dépasse le seul stade de l’indignation.
Parmi les réactions que j’observe ces jours à la suite de l’élection, certaines soulignent la dimension – finalement – prévisible de ce résultat. La candidature démocrate a démarré sur le tard. Elle souffre d’une législature (2021-2025) en demi-teinte, qui n’a pas su convaincre la majorité des électeurs et électrices. Elle n’aurait pas su offrir de programme économique convaincant face aux attentes de la population en matière de pouvoir d’achat.
La question des valeurs morales défendues par les candidats n’a pas joué pas un rôle décisif. Ni même la congruence de leur comportement. Comme le soulignait un collègue sur les réseaux sociaux : les électeurs et électrices qui ont voté pour Trump ne sont pas une majorité d’abrutis. Il y avait des raisons de voter pour le camp républicain, plutôt que pour le camp démocrate. C’est peut-être décevant, mais cela semble juste “être ainsi”.
Une phrase que je pouvais lire et entendre régulièrement dans ma bulle sociale ces derniers temps. Derrière cette phrase se trouve la crainte d’une série de transformation de la pratique politique. « Si Donald Trump est réélu, alors… ». On peut entendre l’écho de ces craintes dans le mémo de Jordan Davis (correspondant aux Etats-Unis pour la RTS) qui a suivi la déclaration de victoire du candidat républicain : Democracy ! Démocratie ! – Le vocal de Jordan EP 24.
1) une personne inculpée dans plusieurs procès et condamnée devant un tribunal est une personne éligible à la présidence ; 2) une personne ayant motivé une incursion contre le siège du Congrès (législatif) à la suite de sa défaite électorale est une personne éligible à la présidence ; 3) une personne brisant sans vergogne et à répétition les règles du débat politique (décence, rationalité) est éligible à la présidence.
Ma bulle sociale donne un peu l’impression d’un lendemain de cuite. Pour cette bulle, Trump brisait des tabous. C’était déjà le cas lors de la première législature. Cette seconde élection entérine ce qui – toujours dans cette bulle – n’aurait pas dû l’être. Le monde n’est plus le même. Dans d’autres bulles on se réjouit : tout cela n’était de toute manière que de la rhétorique électorale. Les institutions de la démocratie ne sont pas en danger ! (Marc Fuhrmann dans l'émission Forum du 06 novembre).
Avec un regard plus distant, cette victoire semble n’être que l’a confirmation d’un ras-le-bol plus généralisé par rapport aux dynamiques politiques propre au compromis libéral-social issu de la seconde guerre mondiale. C’est aussi un ras-le-bol face aux procédures qui doivent réguler ce débat politique, illustré par exemple par l’éthique de la discussion (J. Habermas)[1]. La grogne monte notamment quant à ce qui est perçu comme l’incapacité de ce dispositif à offrir une réponse satisfaisante aux défis du quotidien. Le ras-le-bol, s’exprime dans une fatigue grondante. Dans un podcast avec mon collègue Stephan Jütte, la conseillère nationale Tamara Funiciello soulignait sa frustration : on a beau faire le travail d’objectivation, de produire les chiffres et de visibiliser les personnes concernées, la réalité de la violence faîte aux femmes peut toujours être discréditée d’un revers de la main dans le débat politique. (Geschlecht, Gewalt und Verantwortung – Difference dès 30:45), sans que ce geste de discrédit porte à conséquence à celui qui le porte. C’est un exemple parmi tant d’autres.
L’indignation à la suite de cette élection est manifeste dans ma bulle protestante-réformée-sociale-progressiste. La victoire de Trump est vécue comme un camouflet à la dignité de la force intellectuelle, du raisonnement, de la compréhension, du sentiment de justice, du respect d’autrui. En définitive cette élection semble une injure à l’égard de la dignité de la parole – seule capable en réalité de convertir les cœurs dans le mindset protestant.
Et nous voyons peut-être ici à quel point le monde moderne (celui de l’État libéral), épouse cette identité protestante. Car lorsque ce monde se prend une claque, ses soldats se lèvent fièrement d’une seule voix pour dénoncer la situation, annoncer un deuil international, sans avoir pour autant d’autre choix que d’accepter le résultat. Mais cette indignation masque la nécessite d’une analyse matérielle conséquente. Je crains toutefois que la supériorité morale de l’indignation rende cette analyse de toute manière superflue pour celles et ceux qu’elle concerne en premier lieu.
La nuit passée, on peut avoir mal à la tête. Mais ce qui est en fait plus vraisemblable, c’est que l’on n’est pas encore arrivé complètement au bout de la soirée – je ne sais pas si on a déjà vomi une première fois tout son soûl, ou si on en est seulement un peu pompette. La soirée se prolonge avec un after et le soleil finira à un moment par jeter ses rayons sur les ravages de la nuit.
Ce qui est de plus en plus apparent, c’est que tout ethos de supériorité de la part des protestant-e-s sera désormais suspect – quel que soit leur bord. Aux uns, parce que le pouvoir se trouve entre leurs mains (la droite évangélique est bel et bien protestante !), aux autres parce que leur modèle libéral est confronté à sa grande fragilité : il n’est pas immunisé contre les effets de la fatigue et de la grogne.
Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’idéal figuré par ce dispositif libéral – notamment en ce qu’il place la protection de la personne en son centre. Mais à un moment il faudra dégriser, assumer les ambivalences du système : la réalité de la violence propre au système et la force du besoin de sécurité ne peuvent plus être éludées. Il faudra s’y exposer. Certes l’indignation a lieu : c’est un réflex défensif. Mais plus loin, il faudra prendre le temps d'un examen (auto-)critique des conditions matérielles des dispositifs politiques et lutter avec leur transformation.
[1] Les différends se négocient dans un débat, dont la fondation ultime est donnée par une raison capable d’articuler la perspective d’une communauté idéale, même si celle-ci n’est pas réalisée. Que l’on regarde à droite (néo-nationalisme) ou à gauche (démocratie radicale) on constatera la grogne quant à une perspective qui place l’argumentation rationnelle au cœur du dispositif politique.
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3 réponses
L’être humain est essentiellement un homo economicus , et non politicus. Cela peine les moralistes protestants d’europe occidentale qui ne jurent que par la « liberté individuelle », mais restent muets ou passifs devant la « responsabilité collective » . Chez nous, l’UDC n’est pas le seul à soutenir des valeurs et des politiques proches de Donald J.T. Idem en France, Allemagne, Italie, Hongrie, Slovaquie, Serbie etc. etc. Cette élection est juste un signe de plus de la fin de l’hégémonie colonialiste du modèle occidental dit « libéral » depuis 150 ans, mais qui ne l’a jamais été que pour une élite. Pourquoi les citoyens américans devraient – ils être moins matérialistes, individualistes, plus imprégnés d’une certaine forme de protestantisme politiques, celle que nous ne sommes plus non plus capables de maintenir dans nos sociétés.
Merci pour ta réaction et j’en partage l’impression – surtout quant à la posture hégémonique. Peux-tu préciser ce que tu entends par « protestantisme politique » ? ça m’intrigue.
L’idée selon laquelle protestantisme et démocratie « libérale » sont consanguins