« #MonCorpsMonChoix » s’est affiché en lettres lumineuses sur la Tour Eiffel le 8 mars 2024, après que les deux chambres du Parlement français se sont prononcées à une écrasante majorité pour l’inscription du droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution. Cette proposition a été amenée par le président Macron en réaction à la décision de la Cour suprême américaine de 2022, qui a annulé le droit national à l’interruption de grossesse en vigueur depuis près de 50 ans aux Etats-Unis. Peu avant cette décision française, un autre événement de l’autre côté de l’Atlantique avait fait sensation au niveau international. Dans sa décision du 16 février 2024, la Cour suprême de l’État d’Alabama avait accordé le statut d’enfant à des embryons cryoconservés créés artificiellement (Fécondation in vitro / FIV). Les parents concernés avaient porté plainte parce que leurs embryons congelés avaient été détruits lors d’une tentative de les retirer de la clinique de procréation médicalement assistée. Dans leur jugement, les juges se sont appuyé·es sur une loi de 1872 (Wrongful Death of a Minor Act) qui permet aux parents d’un·e enfant mineur·e décédé·e à la suite d’une action illégale ou par négligence d’intenter une action en dommages et intérêts.
Bien que moins médiatisée, l’interruption de grossesse fait également l’objet de débats en Suisse et en Allemagne. Ce débat est motivé par les recommandations d’organisations de défense des droits de l’homme – notamment l’Organisation mondiale de la santé, le Comité des droits de l’homme, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels et le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes de l’ONU – en faveur d’une dépénalisation totale de l’avortement et de la suppression de tous les obstacles ou discriminations pour un accès sûr. Dans ce sens, l’initiative parlementaire « Pour que l’avortement soit d’abord considéré comme une question de santé et non plus une affaire pénale » (22.432 du 02.06.2022) indique que : « la dépénalisation totale de l'avortement implique de retirer l'avortement de toutes les lois pénales ou criminelles. » En février 2023, la Commission des affaires juridiques du Conseil national, chargée de l’examen préalable, est arrivée à la conclusion qu’il n’y avait pas lieu d’agir, notamment parce qu’elle n’avait pas connaissance de cas de poursuites pénales liées à l’interruption de grossesse au cours des 20 dernières années. En revanche, le Conseil fédéral a proposé en août 2023 d’accepter deux postulats semblables « Evaluation du régime du délai » (23.3762 et 23.3805 du 15.06.2023). Il s’agirait d’examiner la praticabilité de la réglementation pénale existante, sa mise en œuvre au regard des best practices et des déficits/manquements dans les cantons, sa compatibilité avec les normes en matière de droits humains, au regard d’autres réglementation sur le sujet ainsi qu’en comparaison avec la législation d’autres pays européens. En revanche, les deux projets de votation populaire critiques « Pour délai de réflexion d’un jour avant tout avortement (initiative ‘Une fois pour toutes’) » et « Pour la protection des bébés viables en dehors de l’utérus (initiative ‘Sauver les bébés viables’) » ont échoué au stade de la récolte de signatures en été 2023.
En Allemagne, suite à l’initiative du gouvernement fédéral, la « Commission pour l’autodétermination reproductive et la médecine de procréation », composée de deux groupes de travail, s’est constituée au printemps 2023. L’un des groupes de travail doit élaborer des stratégies pour une réglementation extra-pénale de l’interruption de grossesse, l’autre doit examiner les possibilités d’une légalisation juridique du don d’ovules et de la gestation pour autrui altruiste.
D’un point de vue extérieur, le régime du délai en vigueur depuis 2002 a fait ses preuves dans la pratique. Il est dès lors d’autant plus remarquable que les débats sur l’interruption de grossesse ne semblent pas s’apaiser. Or, la pratique, pourtant largement non controversée, dissimule certaines ambiguïtés et incohérences. Les discussions actuelles tournent d’une part autour de la demande de dépénalisation de l’avortement dans le cadre de la politique de santé, et d’autre part autour de la question juridique du début des obligations de protection de la vie humaine, et des sanctions assorties. Le délai fixé par les législateurs pour une interruption de grossesse autodéterminée montre déjà à quel point la détermination de ce moment est quelque chose de flou. Si la fenêtre d’opportunité pour les femmes enceintes est de 12 semaines depuis le début des dernières règles en Suisse, elle est de 14 semaines en Allemagne, 16 en Autriche, 18 en Suède et 24 aux Pays-Bas.
La réglementation néerlandaise correspond à la décision de principe de la Cour suprême américaine Roe v. Wade du 24 janvier 1973. Cet arrêt qui a fait sensation dans le monde (on oublie souvent que l’ancienne RDA avait déjà introduit un an plus tôt le régime du délai jusqu’à la 12e semaine de grossesse) est remarquable parce qu’il détermine encore aujourd’hui les débats sur l’avortement. Jane Roe, une femme enceinte célibataire de 23 ans, avait porté plainte contre l’État du Texas, représenté par le procureur du comté de Dallas, Henry Menasco Wade, parce que la législation texane lui refusait l’avortement. Roe, qui avait déjà donné naissance à deux enfants et les avait confiés à l’adoption en raison de sa situation personnelle et sociale précaire, était à nouveau tombée enceint à la suite d’un viol (elle ne gardera pas non plus cet enfant après sa naissance). L’État du Texas a défendu une interdiction étendue de l’avortement en invoquant (1) l’intérêt de l’État à protéger la santé de la personne et la vie prénatale, ainsi qu’à garantir les normes médicales, (2) la personnalité du fœtus, qui doit être protégée par le 14e amendement de la Constitution, et (3) l’intérêt impérieux de l’État à protéger la vie prénatale à partir du moment de la conception. Les plaignant·es ont fait valoir (1) que la loi texane violait le droit de chaque personne à la liberté en vertu du 14e amendement et les droits à la vie privée conjugale, familiale et sexuelle garantis par la Déclaration des droits (Bill of Rights) et (2) que chaque femme avait le droit absolu de mettre fin à sa grossesse à tout moment, pour toute raison et de toute manière. La Cour suprême américaine a suivi de manière nuancée l’argumentation de la partie plaignante et a déclaré : (1) La Constitution américaine garantit un droit fondamental à la vie privée (right to privacy), incluant le droit de la femme enceinte, qui peut décider elle-même d’interrompre ou non sa grossesse. (2.) Ce droit n’est pas absolu et n’empêche pas les États de réglementer juridiquement l’interruption de grossesse. Dans ce contexte, les intérêts impératifs de l’État en matière de protection de la santé de la femme et de la vie humaine potentielle (potentiality of human life) doivent être mis en balance avec les droits strictement personnels de la femme enceinte.
L’opinion majoritaire de la Cour, telle que transmise par le juge Harry A. Blackmun, a soulevé dès le début deux questions fondamentales qui dominent encore aujourd’hui les débats sur l’avortement : (1) le droit fondamental à la vie privée inscrit dans la Constitution inclut-il la souveraineté de la femme à décider de sa grossesse ? Et (2) quelles obligations de protection de la vie à naître, qui relèvent de l’intérêt impératif de l’État, peuvent être juridiquement justifiées et exigées, sachant que « les enfants à naître n’ont jamais été reconnus dans la loi comme des personnes au sens propre du terme » ? Une réponse à la deuxième question a des conséquences directes sur la réponse à la première question, car elle justifie un intérêt public impérieux qui autorise une ingérence dans la vie privée de la femme enceinte. Inversement, l’effet juridique de la restriction d’un droit fondamental de la femme enceinte constitue l’obstacle majeur que doit franchir la justification d’un intérêt public. La justification clairvoyante du juge prend une signification particulière en raison d’une double contextualisation : (1.) la prise en compte des risques et des conséquences sanitaires ainsi que socio-économiques, qu’apporte la grossesse pour la femme (santé physique et psychique, charges financières, stigmatisation sociale). Avant le jugement, entre 200’000 et 1,2 million d’avortements illégaux étaient pratiqués chaque année aux Etats-Unis, entraînant la mort de 5’000 à 10’000 femmes et infligeant d’innombrables séquelles physiques et psychiques. Alors que le nombre d’avortements est resté à peu près le même après la modification de la loi, le nombre de femmes décédées ou ayant subi des dommages physiques suite à une intervention a considérablement diminué. (2.) La question centrale du début de la vie humaine, dont découle la nécessité de protéger le nasciturus (signifie « qui va naître »), ne peut pas être résolue et définie de manière définitive par le droit étatique. « Nous ne pensons pas que le Texas, en adoptant une certaine théorie de la vie, puisse invalider les droits de la femme enceinte qui sont en jeu ».
Au lieu de définir de manière juridiquement contraignante une certaine conception de la vie, marquée par la culture, la religion et la vision du monde, le tribunal détermine un cadre différencié pour la mise en balance des intérêts de l’État et du droit à la vie privée de la personne. Il s’oriente délibérément à partir de la segmentation biologique et médicale de la vie prénatale en trois étapes de développement : (1.) Au cours du premier trimestre (de la 3e à la 12e semaine de grossesse), l’État ne peut réglementer l’interruption de grossesse que dans la mesure où elle est pratiquée par des médecins agréés et dans des conditions médicales définies. (2) Au cours du deuxième trimestre (13-24 semaines de grossesse), l’État peut réglementer l’interruption de grossesse si les dispositions adoptées sont proportionnées vis-à-vis de la santé de la femme enceinte. (3) Au troisième trimestre (à partir de la 25e semaine de grossesse), l’intérêt de l’État à la protection de la vie à naître prévaut, de sorte qu’il peut interdire l’interruption de grossesse, sauf si la vie et la santé de la femme enceinte sont en jeu. Ce qui est décisif, c’est la question à laquelle la Cour suprême américaine répond. Elle ne dit pas un mot sur ce qui suit ou devrait suivre d’une perspective morale ou religieuse pour la reconnaissance et la protection de la vie à naître. La femme enceinte peut et doit répondre à cette question pour elle-même. Le tribunal n’a pas non plus simplement légalisé l’interruption de grossesse, il a plutôt déterminé quand, comment et dans quelle mesure l’État peut intervenir dans les droits fondamentaux de la femme enceinte garantis par la Constitution.
Les droits de protection de la vie à naître qui peuvent entrer en conflit avec les droits personnels et les intérêts légitimes des femmes enceintes ou les restreindre sont confrontés à deux problèmes fondamentaux : (1) toutes les limites ou césures discutées dans le droit (fécondation, nidation, heart-beating, début de la vie cérébrale, viabilité extra-utérine, naissance) reposent sur des fixations normatives arbitraires qui n’ont pas de correspondance avec le continuum du développement biologique et physiologique de la vie humaine prénatale. Il n’existe pas de moment biologiquement constatable à partir duquel on pourrait conclure à un état où le nasciturus ne serait pas encore motivé par des intérêts et un état où il le serait. Aucune exigence morale ou juridique ne peut être déduite des seuls stades de développement biologique ; il faut au contraire que l’on donne une qualité normative aux états biologiques pour leur donner une signification morale et juridique. (2) Comme la vie à naître n’est pas une « personne » au sens éthique et juridique du terme, il faut soit déduire les intérêts de la vie à naître à partir de personnes vivantes (arguments de l’espèce, du continuum, de l’identité, de la potentialité – en allemand SKIP-Argumente), soit supposer un statut moral qui existe indépendamment de l’existence personnelle et qui n’assimile pas les droits de protection prénatale à un droit absolu à la vie dès la naissance.
La plus haute juridiction américaine a évité de telles considérations philosophiques et morales et a fondé son jugement sur un critère médical : un point de passage décisif (interim point) entre la conception et la naissance représente la viabilité (viability) du fœtus en dehors du ventre maternel. La viabilité ex-utérine du fœtus dépend des capacités de la médecine intensive périnatale. Une survie hors du ventre de la mère est aujourd’hui médicalement réaliste à partir de la 24e semaine de grossesse. A partir de ce moment, la Cour suprême américaine a laissé aux États le soin de « mettre les intérêts du nasciturus [...] sur un pied d’égalité avec ceux de la femme enceinte ». De manière analogue, l’article 82a du code pénal néerlandais assimile l’interruption de grossesse d’un fœtus présumé viable au meurtre d’une personne née. Et l’Infant Life (Preservation) Act 1929 (ILPA) britannique punit spécifiquement (child destruction) l’interruption de grossesse d’un fœtus qui serait capable de survivre en dehors du ventre de sa mère (an existence independent of its mother).
L’arrêt spectaculaire de la Cour suprême des Etats-Unis du 24 juin 2022 (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization), qui a abrogé le droit constitutionnel à l’interruption de grossesse et a ramené le droit américain à l’avortement au statu quo d’il y a 50 ans, ne constitue que la fin provisoire d’une série de durcissements de la loi qui ont commencé peu après la décision de 1973. La critique porte essentiellement sur le droit à la vie privée découlant du 14e amendement, qui protégeait les citoyens de l’obsession paranoïaque de contrôle de leur État. Dans son jugement de 2022, la Cour suprême des Etats-Unis remet en question cette protection de la vie privée. Les trois juges qui ont voté contre cette décision (leur opinion étant considérée comme dissidente) ont explicitement mis en garde contre la perte d’autres acquis, tels que le droit à l’accès à la contraception, aux relations homosexuelles, au mariage homosexuel et même au mariage entre deux personnes d’ethnies différentes. En effet, tous ces droits ne sont pas mentionnés dans la Constitution, mais se fondent exclusivement sur l’interprétation du 14e amendement de la protection de la vie privée introduite de manière contraignante par l’arrêt Roe v. Wade. Inversement, le membre conservateur de la Cour suprême américaine, Clarence Thomas, a déjà évoqué publiquement l’abolition des droits susmentionnés et du droit à la vie privée établi en 1973. L’arrêt sur l’avortement est symptomatique de la stratégie morale conservatrice visant à restreindre les libertés individuelles, le droit fondamental à l’intégrité physique et à une sexualité autodéterminée.
D’un point de vue historique, la décision de principe Roe v. Wade a eu des conséquences extrêmement importantes qui se sont répercutées sur la culture politique. Suite à cette décision, la « Marche pour la vie » (march for life) a été créée. Chaque année, au jour de l’annonce du jugement, les opposants à l’avortement défilent sur le National Mall jusqu’au Capitole. Les deux camps des militants « pro-choice » et « pro-life » se sont rapidement cristallisés et se répartissent aujourd’hui aux Etats-Unis de manière presque indistincte entre les deux partis politiques. Un des obstacles politiques décisifs à la nomination en tant que juge à la Cour suprême des Etats-Unis réside dans la position adoptée par le·la candidat·e vis-à-vis de l’interruption de grossesse. Un tel schéma juridique ami/ennemi (adversarial legalism) est certes considéré comme typique des Etats-Unis, mais il a depuis longtemps traversé l’Atlantique et influence ici aussi la culture du débat démocratique. « Dans le cas du droit à l’avortement, on voit la dynamique qui se crée lorsque des thèmes controversés sont transférés de l’espace de l’action politique au système juridique. D’une part, cela favorise la division de la société autour de ce thème, car les décisions de justice sont souvent perçues comme étant fondamentalement ‘justes/injustes’ ou ‘justes/faux’. Dans le cas du droit à l’avortement, cela s’est traduit par la question de savoir si le droit des femmes à une vie privée, c’est-à-dire à l’autodétermination, était supérieur à celui de la vie à naître, ce qui a conduit à la formation de camps ‘pro-choice’ et ‘pro-life’. D’autre part, la judiciarisation dépolitise le sujet. Dépolitisé signifie dans ce contexte qu’il n’est plus traité dans les arènes parlementaires avec leurs contraintes liées à la recherche de compromis, mais qu’il reste dans un cadre juridique statique et ne peut être développé que dans le cadre du système juridique. [...] L’intensification de la lutte pour le droit à l’avortement a coïncidé avec une division de la société et la montée en puissance des courants populistes de droite, dans lesquels l’anti-féminisme fait partie du concept politique. Ce n’est donc pas un hasard si l’on observe des évolutions parallèles en matière de droit à l’avortement (mais aussi sur d’autres questions d’égalité) en Pologne, gouvernée par le PiS, et au Brésil de Bolsonaro. En Pologne aussi, l’interdiction de l’avortement a été mise en œuvre par un tribunal acquis à la cause populiste. Cela montre clairement que la voie juridique permet d’imposer des intérêts minoritaires anachroniques qui ne sont plus majoritaires même dans les États conservateurs, et qui vont totalement à l’encontre de l’évolution historique. C’est ce que prouve le succès des initiatives et des référendums dans des pays autrefois ultra-conservateurs comme l’Irlande, le Chili ou la Colombie, où l’on a dû vaillamment lutter pour la dépénalisation de l’interruption de grossesse » (Katharina van Elten).
Les débats éthiques visent, d’une part, à clarifier sur le plan factuel et normatif des options d’action et des situations de décision complexes et, d’autre part, à rassurer la société sur les conceptions normatives qu’elle tient à son propre sujet. En ce qui concerne la deuxième préoccupation, on peut faire la distinction entre une fonction de substitution, de symbole et d’expérimentation. Les questions fondamentales sur la vie et la mort forment des îlots normatifs qui échappent aux routines décisionnelles rationnelles du système, auxquelles la politique est également soumise, et qui constituent des discours d’un type particulier. Ils sont doublement symboliques : d’une part, ils permettent de défendre des points de vue sans conséquences et, d’autre part, ils permettent de thématiser les relations et interprétations de sens. Enfin, les thèmes bioéthiques, dont la plupart des participants sont eux-mêmes concernés, permettent une participation engagée, « sans que l’individu soit directement contraint d’en tirer des conséquences pour lui-même. Les questions sur la totalité ou sur le sens de la vie vécue ensemble peuvent être posées de manière décidée à l’aide de cas litigieux bioéthiques [...] et recevoir une réponse tout aussi décidée ». Ces motifs expliquent également pourquoi les Églises ont participé de manière intensive aux débats sur l’interruption de grossesse.
Un exemple venu d’Allemagne rend compte d’une discussion théologique controversée. Elle a vu le jour à la suite de deux prises de position de l’Église protestante en Allemagne (EKD) et de la Diaconie allemande sur la question d’une nouvelle réglementation et d’une dépénalisation de l’avortement (réglementation en dehors du code pénal). La discussion reprend d’une part les constellations de la discussion juridique que nous venons d’esquisser, et de l’autre illustre les défis que rencontrent cells et ceux qui souhaitent apporter des contributions théologiques/ecclésiales sur ce thème. Pour formuler les choses de manière plus pointue, les positions résolument théologiques ont le problème soit d’être classées – involontairement ou non – dans le camp des Trump, Bolzonaro ou Kaczyński, soit de ne pas être identifiés comme des contributions théologiques. Le dilemme est complexe et ne sera esquissé ici que comme exemple : prenons pour cas la distinction principale qui oppose « autodétermination et protection de la vie ». Dans le droit et dans le récit éthique standard, on assiste à un renversement des priorités au cours de la grossesse et du développement de la vie prénatale. La priorité de fait accordée à l’autodétermination de la femme par rapport à la protection de la vie à naître dans la fenêtre temporelle de la réglementation des délais d’interruption s’inverse ensuite et ne peut être limitée que par un danger aigu pour la vie et l’intégrité corporelle de la femme enceinte (indication médicale). Afin de ne pas contester le statut de droit fondamental des deux normes, la priorisation a nécessairement un caractère pragmatique. En principe, le conflit peut soit (1.) ne pas être résolu, soit (2.) être résolu par une hiérarchie des normes dans laquelle l’un des deux droits fondamentaux en conflit est placé catégoriquement au-dessus de l’autre (avec ou sans terminaison), ou/et (3.) par un changement dans lequel un joueur est retiré du jeu et remplacé par un autre. La 1ère variante n’autorise que des solutions juridiques controversées (problème de concordance pratique) et ne peut, à strictement parler, être modélisée que comme un conflit de conscience personnel. La 2e variante devrait remettre en question le caractère de droit fondamental de l’un des deux droits et demanderait une révision, discutable, de la loi (pro life vs pro choice) (une impasse que rencontre aussi de nombreuses controverses théologiques et/ou ecclésiales). La 3e variante s’adresse différemment aux droits fondamentaux. Ainsi, l’EKD et la Deutsche Diakonie veulent désamorcer le conflit personnel lié à la grossesse en protégeant le droit à l’autodétermination et à l’intégrité physique de la femme enceinte non désirée et en allégeant (un peu) ses épaules du poids des devoirs de protection envers la vie à naître pour les transférer davantage à la société.
Mais s’agit-il là de résolution viables du conflit ? Une expérience de pensée, basée sur l’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis de 1973, permet de percevoir le problème avec plus de précision, et aussi de renverser les débats habituels : Au lieu de la liberté de décision au début de la grossesse et de l’obligation de la mener à terme par la suite, la réglementation serait inversée : la femme dans le cas de grossesse non-désirée serait obligée de porter le nasciturus jusqu’au moment de sa viabilité extra-utérine et pourrait ensuite décider librement de poursuivre ou d’interrompre sa grossesse. Cette procédure permettrait à la fois d’atteindre un objectif et de résoudre deux problèmes : (1) la protection de la vie serait très efficace, car aucune vie à naître ne serait avortée. (2) La construction fondamentalement controversée d’une protection échelonnée de la vie deviendrait superflue. Et (3) l’obligation (à partir d’un certain moment) de donner naissance à l’enfant serait supprimée. Il faudrait « seulement » justifier l’exigibilité pour la femme enceinte de porter le nasciturus jusqu’à la phase périnatale (à partir de 24 semaines de grossesse). Pourquoi cette stratégie cohérente et convaincante échoue-t-elle ?
Une femme ne vit pas sa grossesse comme un processus biologique ou médical, mais comme un état corporel et psychique qui englobe toute la personne. Ce vécu peut s’accompagner d’une préoccupation particulière et d’un devoir – quel qu’en soit le motif – de la femme envers elle-même et son corps. Mais un devoir qui porte atteinte à l’intégrité physique de la personne peut-il être exigé de tiers dont le corps n’est pas concerné ? En effet, le conflit de grossesse constitue le seul cas où il est question d’un éventuel devoir de la personne d’engager « son propre corps de manière irréversible pour la protection d’autrui ». Le législateur édicte des devoirs juridiques généraux pour la protection de la vie à naître et les exige de manière générale de toute femme enceinte, en quelque sorte par procuration, ou comme porte-parole, pour toute vie à naître. Est en revanche exclue toute forme d’instrumentalisation par laquelle une femme serait contrainte de porter l’enfant – comme dans l’histoire de Sara et Agar (Gn 16) – dans l’intérêt d’une tierce personne. Il y aurait également instrumentalisation si l’État affirmait un droit de regard sur « ce » nasciturus concret. Cela devient plus clair dans le cas inverse, où l’État s’arrogerait le droit d’empêcher la naissance de cet enfant. Ce serait un cas d’eugénisme négatif, le premier cas correspondrait à un eugénisme positif.
Mais que se cache-t-il derrière l’affirmation de l’action représentative ou advocatrice de l’État pour la vie à naître ? Qui donne au législateur le mandat de défendre ses intérêts ? Et quelle est la voix qu’il fait entendre par procuration ? Il n’y a pas de réponse simple à ces questions. Sur le fond, la conséquence juridique de la séparation d’un aspect de la coexistence physique et psychique de la femme enceinte et de la vie à naître (en principe ou à partir d’un certain moment) en tant qu’objet d’intérêt général est certes une idée familière, mais néanmoins très déconcertante. La figure de l’action d’advocacy dans l’intérêt bien compris ou l’intérêt propre d’une autre personne est familière dans de nombreux contextes bioéthiques. Toutefois, une telle représentation repose toujours sur une relation personnelle, dans laquelle on peut se demander si la décision que je prends pour une personne dans une situation concrète correspondrait à la décision que cette personne aurait prise si elle avait pu décider ici et maintenant. En revanche, personne ne se réfère à sa propre existence prénatale lorsqu’il s’agit de prendre une décision dans l’intérêt d’un nasciturus. Il n’y a que deux raisons de supposer que la protection de la vie à naître est aussi dans son intérêt : (1.) parce que l’attente pleine d’espoir de la femme enceinte et des futurs parents est indissociable de la certitude de la même attente pleine d’espoir chez l’enfant à naître (l’unité émotionnelle intrinsèque peut aussi s’appliquer à l’inverse) ; (2.) parce que l’enfant à naître protégé dispose, après sa naissance, de la liberté de se plaindre des intérêts qui lui sont faussement attribués, alors que l’enfant à naître sans protection qui ne naît pas est privé de cette liberté. L’objection de la non-identité, selon laquelle il ne peut y avoir de devoirs envers des personnes futures, dont l’accomplissement dépendrait de la personne, ne serait valable que s’il s’agissait de devoirs généraux et non de revendications en quelque sorte spontanées qui s’imposent avec et devant cette personne future concrète. En revanche, dans de telles situations de décision, le risque fondamental du « singe bien intentionné qui, pour empêcher un poisson de se noyer, le dépose en toute sécurité sur un arbre » ne peut pas être supprimé. Les mères, les pères et les parents ne peuvent pas se débarrasser de ce risque durant toute leur vie, et les enfants non plus.
Une erreur de catégorisation vient compliquer les débats sur la réglementation juridique de l’interruption de grossesse. Il y a en effet un manque de distinction entre ce que l’on désigne par droit à la vie et protection de la vie. « Il ne suffit pas de montrer que le fœtus est une personne et de nous rappeler que toutes les personnes ont droit à la vie – il faut aussi montrer que tuer le fœtus porte atteinte à son droit à la vie, c’est-à-dire que l’avortement est un meurtre injuste ». Les violations du droit à la vie sont poursuivies et sanctionnées par le droit pénal. En revanche, le caractère punissable de la protection de la vie dépend de l’engagement de sa propre vie et de l’atteinte à sa propre vie qui peuvent être légalement exigés pour protéger une autre vie.
Le malaise dans cette description disputée réside dans un langage objectivant qui n’est pas le langage de la femme lors d’un cas de conscience liée à une interruption de grossesse et ne peut pas l’être. Les catégories juridiques et éthiques d’« une » et d’« une autre » vie ne correspondent pas à la vie et à l’expérience corporelle de la femme enceinte. Il est également étrange d’imaginer qu’une femme enceinte, sans l’avoir voulu, puisse considérer et réfléchir à ce dilemme qui met en conflit deux droits fondamentaux. Les termes juridiques et éthiques prennent un sens figuré, par exemple dans la description de la « dépendance du fœtus à l’égard de la mère » qui, pour elle, « est investie d’une responsabilité particulière à son égard, une responsabilité qui lui confère à son égard des droits qu’aucune personne indépendante ne possède ». Le manque d’imagination du langage ne doit pas faire oublier que dans la coexistence singulière entre la femme enceinte et la vie à naître il n’est pas question de responsabilité éthique ou de droits. Il s’agit plutôt d’une relation de reconnaissance authentique, présociale. L’ancienne description de la grossesse comme fait d’être « en espérance » irait dans ce sens. Cette coexistence ne peut être ni saisie juridiquement ni revendiquée éthiquement. « Ce n’est pas le sujet qui se fixe la tâche, mais la tâche qui constitue le sujet » (Georg Picht). C’est pourquoi les références inflationnistes à la protection de la vie devraient être examinées d’un œil critique. Dans le contexte de la coexistence corporelle et psychique de la femme enceinte et de la vie à naître, il suggère qu’une instance extérieure doit protéger une partie de la femme contre son autre partie. La question de savoir si cette méfiance s’applique réellement à la protection de la vie ou si elle ne relève pas plutôt du fantasme patriarcal ancestral, selon lequel ce qui existe dans et avec la femme ne devrait/ne pourrait pas lui appartenir, mériterait également une réflexion approfondie. La relation mère-enfant, qui dure toute la vie, est fondée sur l’affirmation gratuite d’une sollicitude aimante envers l’enfant. En douter serait une pure folie. La conception, le développement prénatal et la naissance d’un enfant ne sont pas des miracles, mais de la biologie. Le miracle se produit plutôt dans la transformation mystérieuse du passage linguistique de la « femme enceinte » à la « mère » et de la « vie à naître » à son « enfant ».
L’amour n’appartient ni au langage juridique ni au vocabulaire politique. C’est pourquoi, alors que le droit s’abstient explicitement, la politique et la morale (chrétienne) prennent tout le terrain. Cela étant les deux parties deviennent beaucoup plus silencieuses lorsque le sujet glisse de la protection de la vie à naître à la protection de la vie née. Il est vrai que la vie née ne peut bénéficier de droits de protection que si elle était déjà efficacement protégée à l’état de non-né. Mais l’inverse est vrai pour la politique et la morale : La valeur de la protection de la vie à naître se mesure à la manière dont cette vie est effectivement protégée après sa naissance et pendant toute sa durée de vie. L’idée que la naissance ne constitue pas une rupture dans la protection de l’être humain a marqué la décision de la Cour suprême des États-Unis en 1973. En même temps, elle représente symboliquement un problème juridiquement insoluble.
Jane Roe n’a jamais existé. Son nom est une invention, le pendant de « John Doe », qui désigne généralement un partie fictif ou non identifiable dans les procédures judiciaires anglo-saxonnes. La personne qui est tombée enceinte pour la troisième fois à l’âge de 23 ans et qui n’a gardé aucun des enfants pour les élever elle-même s’appelait Norma McCorvey. Elle avait grandi dans des conditions difficiles, avait abandonné l’école, était toxicomane et sans ressources au moment de ses grossesses. En raison de la législation restrictive sur l’avortement dans l’État du Texas, lors de sa troisième grossesse, elle avait inventé son viol par un groupe d’hommes noirs. Elle n’était pas la plaignante idéale que les avocates Linda Coffee et Sarah Weddington recherchaient pour intenter un procès contre la loi texane sur l’avortement. Et elle n’avait pas voulu affronter le procureur de Dallas au tribunal. C’est ainsi que la jeune femme issue d’un milieu difficile, et dans une situation difficile, est devenue la mondialement célèbre Jane Roe. Ses avocates ont remporté, après trois ans de procédure, une victoire dont elles n’auraient jamais osé rêver. Un autre contributeur à cette victoire fut le juge Blackmun, que le président Nixon avait fait venir à la Cour suprême des États-Unis en raison de ses positions conservatrices mais qui a progressivement adopté un point de vue libéral pendant son mandat. Les conversions ont également marqué le reste de la vie très médiatisé de Norma McCorvey, elle a changé plusieurs fois de confession, ainsi que d’opinions fondamentales. Sous l’influence d’ecclésiastiques et en échange d’importantes sommes d’argent, McCorvey est devenue une fervente partisane de l’avortement, une activiste de l’organisation anti-avortement « Operation Rescue » et s’est battue en vain en 2004/2005 pour faire annuler l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême des États-Unis. A la fin de sa vie, elle a révélé que son engagement pro-life avait été généreusement financé et était donc une mascarade.
L’avortement est devenu le thème de la vie de Norma McCorvey. Elle a présenté au public l’image d’une femme avec des positions fortes et des dénégations tout aussi fortes. Les convictions de Roe se sont heurtées sans retenue aux fêlures de McCorvey. Sa biographie se lit comme une personnification des débats sur l’avortement que nous menons aujourd’hui. L’histoire de la vie de Norma Jane en dit peut-être plus sur notre manière d’aborder le thème de l’avortement que nous n’en avons conscience et que nous ne le désirerions.
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