Ce manifeste invite les Eglises et les théologiens protestants réformés à repenser leurs rapports au vécu et à l’expérience spirituelle et religieuse des individus, dans leurs sphères privées, communautaires et socio-culturelles. Ce domaine pratique est habituellement désigné comme étant le monde des spiritualités, plus ou moins relié ou séparé, dépendant ou critique envers le monde institutionnel des Eglises.
Ce manifeste est composé de douze propositions réparties en trois domaines. Les quatre premières traitent de la rationalité et de l’irrationalité du vécu et de l’expérience spirituelle et religieuse. Les quatre centrales analysent la structure du champ spirituel et religieux et ses implications concrètes. Les quatre dernières abordent les rapports et les spécificités du christianisme dans le champ précédemment décrit.
Le théologien qui entend s’exprimer indépendamment de son propre parcours spirituel, de ses expériences de vie heureuses ou malheureuses, de ses choix existentiels et de ses valeurs éthiques, de son héritage culturel et de ses affinités personnelles, de ses convictions et de ses aversions, se leurre lui-même. La théologie n’est jamais indépendante, qu’on l’ignore ou non, qu’on le reconnaisse ou non, de la spiritualité.
Un clivage croissant entre la théologie et la piété, entre le monde académique des théologiens et le monde ecclésial des pasteurs et des paroissiens, caractérise le développement de la Modernité occidentale à partir de la fin du Moyen Age. Cette dissociation s’est renforcée successivement lors de la Renaissance et des Lumières. Or, l’intellectualisme théologique exclusif est une position intenable. En théologie comme en tout autre domaine du savoir humain, la théorie n’est pas indépendante de l’expérience et de la pratique.
Vers la fin du XIVe siècle, l’aporie d’une telle scission fut pressentie et magistralement exprimée dans les premières lignes de l’Imitation de Jésus-Christ, un ouvrage qui connut une diffusion immense, attribué à Thomas a Kempis : « 3. Que vous sert de raisonner profondément sur la Trinité, si vous n’êtes pas humble, et que par là vous déplaisez à la Trinité ? Certes, les discours sublimes ne font pas l’homme juste et saint, mais une vie pure rend cher à Dieu » (Traduction de Lamennais, Seuil, Sagesse, 1979, p. 11).
La théologie protestante réformée porte parfois un regard condescendant sur la vie spirituelle chrétienne et les spiritualités dans leur ensemble. Elle risque ainsi de s’enfermer dans une position de repli qui dédouane le théologien de se prononcer sur des questions religieuses délicates, à la fois pratiques et essentielles, touchant à la réalité quotidienne de la relation du croyant avec Dieu et sa Parole, au sens de la prière, de la méditation et des signes divins, à la fréquentation du culte, à l’espérance qui porte au-delà de la mort, etc.
La spiritualité n’est pas, comme peut le penser le théologien réformé, une fuite dans un monde illusoire, à distance des questions sociales et politiques. Elle n’est pas l’expression aboutie d’un individualisme à la fois égoïste et naïf. Elle reflète un besoin fondamental lié à l’incarnation de l’être humain, aussi nécessaire que l’alimentation, le vêtement, le logement, la procréation, le partage, le repos, le travail, etc.
La spiritualité humaine, qui recherche l’harmonie personnelle et relationnelle, intérieure et extérieure, n’est pas un luxe des sociétés modernes. Elle est l’inévitable disposition d’esprit d’un être conscient à la fois de sa propre implication dans sa destinée (avec ses besoins, ses désirs, ses choix préférentiels et ses dérives) et de la dépendance de sa destinée d’événements, d’intentions et de forces naturelles et surnaturelles qui lui échappent en partie. En tant qu’effort de stabilisation et de dynamisation globale de l’existence, la spiritualité est une dimension ontologique de l’être humain qui peut être comparée, sur le plan immatériel, à la régulation des fonctions vitales (homéostasie) sur le plan physiologique.
Selon le christianisme, la spiritualité s’exprime dans le vécu des diverses dimensions de l’Evangile. De même que la théologie ne peut ignorer la corrélation spirituelle de ses affirmations, la spiritualité chrétienne ne peut ignorer la nécessité du regard intellectuel et critique de la théologie sur ses formes d’expression personnelles et historiques. Le croyant, parce qu’il pense sa foi pour la vivre, est aussi nécessairement un herméneute et un théologien, qu’il en soit conscient, qu’il l’admette et qu’il le veuille ou non.
La théologie, marquée par la vie, n’en est pas moins soumise à l’honnête intellectuelle, qui consiste en premier lieu à admettre son ignorance et les limites de sa pensée, ses zones d’ombre et ses contradictions. La réflexion théologique soumet le vécu spirituel à un ensemble sans cesse renouvelé de connaissances, qui contraignent la spiritualité à se remettre en question et à évoluer tout au long de la vie. Voir à ce sujet Pierre-André Stucki, Tolérance et doctrine, Lausanne, Editions L’Age d’Homme, 1973, p.116-119.
Le fondamentalisme religieux peut se définir comme la tentative désespérée de soustraire la spiritualité à l’influence jugée délétère de la réflexion théologique. La pensée intellectuelle libre risque en effet de mettre la foi fondamentaliste en crise, en confrontant les doctrines qui la sous-tendent à des jugements pertinents, mais incompatibles avec le durcissement des convictions religieuses.
Selon le contexte social, culturel et politique, les pouvoirs religieux fondamentalistes mettent en œuvre différents moyens autoritaires visant à soustraire les croyants aux connaissances réputées corrosives pour leur foi. Dans les pays dépourvus de liberté religieuse, la menace peut prendre une forme matérielle, punitive, par des restrictions sociales, privations de liberté ou sévices corporelles. Dans les pays garantissant la liberté de pensée et d’opinion, la menace prend une forme psychologique, renvoyant la punition à l’action divine. Apprendre, comprendre, découvrir, questionner, réfuter, changer, évoluer, c’est désobéir à Dieu. Dans les mouvements revivalistes, la menace est remplacée par un encouragement enthousiaste.
Le défi du fondamentalisme consiste à postuler que l’Ecriture sainte (Bible, Coran, Tipitaka, Veda, etc.), divinement révélée, bénéficie d’une clarté spirituelle telle qu’elle se passe de toute interprétation. Le questionnement théologique est ainsi d’emblée suspendu. L’évidence divine ne pouvant être remise en question, seule son application spirituelle compte. Le discours fondamentaliste prend ainsi la forme d’une explicitation de la parfaite compréhension du texte, qui ignore nécessairement que le postulat de sa parfaite lisibilité constitue en soi une clé herméneutique qui conditionne sa signification pour la spiritualité.
L’expérience humaine de Dieu, des dieux, des anges ou des démons, des esprits, des défunts humains ou animaux, des mondes terrestres, extraterrestres ou cosmiques considérés dans leurs dimensions holistique, mystique, ésotérique, surnaturelle ou transcendante, ne pourra jamais être entièrement balisée, décrite, rationalisée. Tant les traditions religieuses que les courants de spiritualité constituent des tentatives nécessaires et justifiées de compréhension et de régulation dynamique de ce vécu humain foisonnant, au travers d’enseignements systémiques et existentiellement orientés qui prennent le nom de doctrines.
Cette simple énumération montre l’aberration de la prétention d’une complète maîtrise rationnelle de la vie humaine. Tant le discours théologique, dans sa tentative de réduire le religieux et le spirituel à des notions compréhensibles de type philosophique ; que le matérialisme athée, dans sa tentative de nier toute réalité spirituelle ; que le fondamentalisme, dans sa tentative de rationaliser l’obéissance à la révélation ; ont pour objectif de réduire à sa portion congrue la dimension irrationnelle de la religion et de la spiritualité.
On rappellera, à ce titre, que la liberté et le mal constituent les deux faces de la flexibilité irrationnelle de l’histoire humaine. Une entité libre est une entité dont l’évolution ne dépend d’aucune autre, sans loi ni règle, sans corrélation. La liberté, avec sa sensation de vertige, constitue la face claire de l’irrationalité de l’être, tandis que le mal, défini comme ce dont on ne peut justifier l’existence, représente sa face sombre.
Confrontés à la réalité du dialogue interreligieux lors de manifestations organisées par les Églises et rassemblant diverses spiritualités, certains théologiens réformés réagissent en minimisant la question, ou en dénonçant une tendance au « vagabondage spirituel ». Or, s’aventurer hors du christianisme, une religion importée en Europe depuis le Moyen Orient, n’est pas nécessairement plus erratique que d’y adhérer. Le vagabondage religieux est une question de point de vue. L’investigation d’autres traditions spirituelles et religieuses peut répondre à une véritable quête spirituelle. En arrière-fond, est dénoncée une trahison de la supériorité théologique du christianisme et de sa profondeur spirituelle, qui seraient incomparables. Quoi qu’il en soit, en se positionnant ainsi, on ne convainc que des convaincus, on s’isole. Autre est l’adage de Paul : « Je me suis fait tout à tous pour en sauver sûrement quelques-uns » (1 Co 9,22).
La justification du dialogue entre les religions et les spiritualités n’est pas seulement une exigence de bon voisinage. Elle se fonde sur le caractère universel de la quête humaine de sens par-delà la temporalité biologique de la vie. Les traditions religieuses et spirituelles, malgré leurs spécificités incommensurables, ne peuvent éviter de se situer sur un terrain de dialogue, car elles traitent de questions transversales, de sorte que leurs domaines de validité se chevauchent et se confrontent à divers degrés.
La quête de sagesse et de vertu, qui confère la paix à l’âme face aux tentations déshumanisantes ; la conscience de la finitude humaine et l’espérance en une vie délivrée du pouvoir de la mort, qui agit déjà en ce monde et se manifeste dans l’au-delà ; la vision d’une progression de l’histoire humaine, ou même de toute l’évolution cosmique et biologique vers un point oméga où s’accomplit la destinée de l’être ; sont, comme l’a montré Max Weber, des traits communs aux religions de la délivrance que sont le christianisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme, et à moindre mesure d’autres religions. Sur ces terrains partagés, la discussion s’engage d’elle-même lorsque les résistances conservatrices cèdent.
L’extrême diversité et la bizarrerie des croyances religieuses (le lien de la destinée à la position des astres, la crainte des esprits des défunts, la consommation de la chair et du sang d’un crucifié, etc.) ne sont pas des arguments en leur faveur. Richard Dawkins, dans Pour en finir avec Dieu, ironise en s’émerveillant de « la richesse de la crédulité humaine » (Perrin, 2009, p.50). Il n’est pas étonnant, dès lors, que chaque tradition religieuse, théologique ou spirituelle ait tendance à conserver sa cohérence doctrinale interne, en évitant la confrontation, la comparaison, le mélange et la confusion avec d’autres systèmes de croyance.
Or, l’ignorance réciproque n’est pas une position intellectuellement et socialement tenable. Leur capacité à dialoguer rend honneur aux traditions religieuses et spirituelles et souligne leur maturité. A long terme, le dialogue spontané évolue en une élaboration réfléchie de traités de théologie des religions. Ce niveau méta des représentations produit un triple effet sur les croyances religieuses. Premièrement, il suscite un approfondissement de la signification des symboles, en distinguant l’esprit de la lettre. Deuxièmement, il conduit chaque tradition à affiner la qualité de son argumentation apologétique. Troisièmement, il dédramatise la différence, sans la nier, et désamorce ainsi la violence anthropologique des religions
Dans le protestantisme, la théologie de la croix, héritée de l’apôtre Paul et interprétée par Martin Luther, au XVIe siècle, est souvent invoquée pour affirmer le caractère exceptionnel, unique et non religieux de la foi chrétienne. Cette optique, qui fut celle de Karl Barth au XXe siècle, marque par exemple les ouvrages de François Vouga, Dieu sans religion (Labor et Fides, 2016) et La religion crucifiée (Labor et Fides, 2013). Une question semblable se pose à propos du bouddhisme originaire, que l’intellectualisme européen a davantage rapproché, dès le XIXe siècle, de la philosophie que de la religion. De telles spéculations sur l’étendue du champ sémantique du concept de religion augmentent la complexité du dialogue entre les traditions philosophiques, religieuses et spirituelles, mais ne suppriment pas sa nécessité.
Il existe une tendance actuelle à distinguer d’une part les religions, qui seraient anciennes, traditionnelles, institutionnelles, impersonnelles, dogmatiques et liberticides, et d’autre part les spiritualités, qui seraient non religieuses, nouvelles, authentiques, personnelles, non dogmatiques et libératrices. Une telle distinction est fondée sur des réminiscences passées, des leurres idéologiques et des préférences personnelles. Elle n’a pas de réel fondement historique. On rappellera que le mot latin spiritualitas, dont dérive le mot français spiritualité, trouve son origine à l’intérieur du christianisme de l’Antiquité tardive (voir Gilles Bourquin, Théologie de la spiritualité, Genève, Labor et Fides , 2011, p.28).
De nos jours, on avance parfois que le judaïsme, le christianisme et l’islam sont des religions, tandis que le bouddhisme est une spiritualité, parce que les méditations qui s’en inspirent peuvent se passer de communauté, du moins en Europe. Or, le bouddhisme est une tradition plus ancienne que le christianisme, à l’origine d’autant de communautés religieuses et responsable d’autant de crises culturelles et de conflits armés en Orient, que le sont les monothéismes au Moyen-Orient et en Occident.
Les pratiques que l’on nomme aujourd’hui spiritualités, estimées modernes alors qu’elles sont anciennes et réapparaissent régulièrement (astrologie, druidisme, shamanisme, spiritisme, médiumnité, secret, tarot, magnétisme, divination, méditation, hypnose, yoga, ayurveda, etc.), traitent de questions religieuses sans parfois le reconnaître, car elles relient à des corps, à des mondes et à des pouvoirs ésotériques ou surnaturels. Elles se présentent comme des expériences alternatives dépourvues des nuisances reprochées aux religions instituées. Or, dans la mesure où elles supposent des pratiques ritualisées liées à des croyances (aux esprits, au contact des défunts, aux énergies subtiles, etc.), leurs enseignements ont une nature religieuse.
Les religions peuvent être définies comme des traditions véhiculant des systèmes évolutifs de pratiques et de croyances transgénérationnels au travers de communautés organisées, dans des bassins socioculturels géographiquement extensibles. Les spiritualités déploient et adaptent ces systèmes de pratiques et de croyances religieuses aux vécus individuels de personnes plus ou moins reliées aux organismes religieux qui en assurent la transmission historique. Ainsi, une religion qui ne générerait plus de vécus individuels de spiritualités seraient par définition une religion éteinte.
Les théologiens protestants réformés dénoncent parfois le caractère individuel et autocentré de la spiritualité (le souci de soi), en lui opposant une conception de la mission des Eglises qui se jouerait principalement sur le plan de la militance sociale (le souci du prochain), tant au niveau national (minorités défavorisées matériellement ou culturellement) qu’international (réfugiés et pays sinistrés).
La pertinence de la dimension sociale et en ce sens politique de la mission de l’Eglise n’est pas à démontrer, mais elle ne devrait pas être prônée aux dépens de la spiritualité comprise comme l’expérience personnelle de la foi en l’Evangile. L’amour du prochain est une dimension essentielle de la spiritualité chrétienne, mais il ne devrait pas se substituer à l’amour pour Dieu et à l’espérance de la foi (Mt 22,34-40).
En réaction à la paupérisation dramatique des classes ouvrières lors de l’essor industriel du XIXe siècle, le protestantisme a connu un renforcement du clivage entre le Social gospel privilégié par les Eglises instituées et le Spiritual gospel privilégié par les Eglises dites évangéliques. L’humanité de Jésus a ainsi été une nouvelle fois détachée de sa divinité, expulsant la théologie des préoccupations sociales des Eglises.
Entre la thèse de l’incompatibilité concurrentielle des religions (une seule est vraie, la mienne), et celle de leur équivalence interchangeable (toutes se valent, leurs différences sont insignifiantes), il y a un espace pour penser une complémentarité partielle des religions. Dans l’échiquier de l’histoire mondiale des religions, chacune assume des domaines de pertinence qui lui sont propres, et qui peuvent être complémentaires avec d’autres. Cette approche ne nécessite pas d’admettre à priori que toutes les religions sont d’égale valeur. Leur valorisation respective est une des tâches du dialogue interreligieux.
L’affirmation selon laquelle le christianisme est la source exclusive de spiritualité divinement inspirée conduit au fondamentalisme ou à un sectarisme théologique parfois intellectuellement dissimulé, qui risque de réduire et de renvoyer l’humanité de Jésus à un système dogmatique. Inversement, l’affirmation selon laquelle le christianisme ne possède aucune spécificité essentielle qui le rende unique en son genre et irremplaçable, affaiblit la divinité de Jésus au profit de la banalisation de son humanité.
A titre d’exemple, quelqu’un peut estimer que la mort du Christ en croix représente le plus haut degré de révélation divine de l’histoire, et la marque de l’infinie identification divine à la vulnérabilité et à la finitude humaine ; tout en estimant aussi que l’invitation bouddhiste à habiter pleinement le moment présent, sans regret du passé ni désir ou crainte de l’avenir, constitue une voie spirituelle vers l’éveil intérieur. Il ne semble pas qu’il y ait de contradiction flagrante entre ces deux points de vue.
Soumettons à l’examen la considération hétérodoxe suivante, qui a le mérite de déplacer les lignes de front : Par son affirmation doctrinale implicite d’une vie des défunts, avec lesquels il est possible de communiquer sous certaines conditions, la médiumnité rejoint la foi chrétienne en la résurrection des morts et la vie éternelle. Avec la différence suivante : Tandis que le médium prétend entrer en contact avec différents défunts, la foi chrétienne (protestante à plus forte raison que catholique sur ce point) limite les contacts du croyant avec un seul défunt dans l’au-delà, le Christ ressuscité.
Sur le plan de l’histoire, au majeur abaissement et dépouillement divin en Jésus-Christ, en tant que serviteur obéissant jusqu’à la mort sur la croix, correspond la plus haute élévation souveraine de l’être humain, au-dessus de tout nom, dans la sphère du divin (hymne aux Philippiens, Ph 2,5-11). A cet abaissement et à cette élévation du Christ correspond, sur le plan de la foi et de la théologie, le don divin de la grâce, qui ne dépend pas des œuvres humaines, afin que nul n’en tire fierté, et qui invite l’homme justifié par la seule foi reçue de Dieu à réaliser les œuvres bonnes pour lesquelles il a été créé (épître aux Ephésiens, Ep 2,8-10).
Du point de vue de la philosophie des religions, nous avons ici l’expression majeure d’une reconnaissance du vide métaphysique existant entre l’être humain en tant qu’être biologique, passionnel et intelligent, et la perfection morale inhérente à la divinité. A l’encontre des prétentions humanistes d’auto-délivrance, d’autojustification et d’auto-réalisation de l’être humain, le christianisme (en particulier protestant) souligne les limites de l’auto-sanctification de l’être humain et la nécessité d’un salut extrinsèque.
Or, l’excellence de cette résolution extra nos (expression de Martin Luther) du drame humain se situe du côté de Dieu, et non du côté concret de la spiritualité vécue. La grâce ainsi affirmée laisse ouverte la question de la vie spirituelle quotidienne des personnes, qui découle certes de cette grâce, mais qui se déploie de multiples manières, à l’interface entre l’expérience humaine de Dieu et l’expérience de la vie.
Nous devons reconnaître que le protestantisme réformé est pauvre en enseignements relatifs à l’expérience quotidienne de la foi. L’échec des réformés à rejoindre la spiritualité concrète des populations des pays occidentaux se remarque par la quasi-absence d’ouvrages de spiritualité réformée vendus dans les kiosques et les grandes surfaces (les seules exceptions observées sont les livres de Lytta Basset).
L’intellectualisation à outrance de la théologie réformée provient de sa réaction à deux types de facteurs. Premièrement, à l’époque moderne, le protestantisme réformé est habité par la conviction de sa vocation à fournir un contre-modèle au protestantisme évangélique. Il arrive que des nouveaux convertis enthousiastes pour leur vocation pastorale vivent des remises en question de leurs convictions au cours de leurs études de théologie, conduisant à leur transition d’une théologie «revivaliste» vers une théologie plus «libérale».
Le second type de facteurs est plus complexe. Il relève de la pauvreté, apparente ou réelle, des Evangiles du Nouveau Testament en méthodes spirituelles thérapeutiques non surnaturelles. D’une part, Jésus accomplit tant de guérisons et de délivrances surnaturelles dans son ministère, qu’il devient impossible de l’imiter sur ce plan, même pour un pasteur charismatique. D’autre part, pour que l’Evangile opère dans une vie, il faut croire en la vertu guérissante de la foi en Dieu, car c’est dans et par la foi que l’on guérit.
Nous comprenons dès lors la difficulté à tirer de l’Evangile des pratiques spirituelles qui ne soient pas dépendantes d’une confession de foi chrétienne. A défaut de recourir à une foi « bétonnée » aux miracles, ou au caractère surnaturel de la vie chrétienne, l’explicitation d’une thérapeutique spirituelle chrétienne demande un effort intellectuel considérable, qui risque de s’enliser dans les questions théoriques. Une recherche au sujet de la valeur thérapeutique de la spiritualité chrétienne, n’impliquant ni foi surnaturelle ni foi confessionnelle, serait bénéfique au rayonnement sociétal actuel et futur du protestantisme réformé, car avant de s’engager dans une confession, les gens ont besoin d’expérimenter ses potentialités spirituelles.
Cette carence explique l’engouement pour les techniques spirituelles thérapeutiques inspirées des religions orientales qui ont été acculturées par la Modernité occidentale (yoga, pleine conscience, zen, éveil, etc.), lesquelles conçoivent la spiritualité comme une osmose entre les soins corporels, les contacts avec la nature, la diététique, la guérison émotionnelle, la méditation, la concentration, les pratiques d’ouverture ésotérique à l’au-delà, le voyage initiatique, l’art de vivre et la mystique. Pour des personnes en mal de vivre, en proie à des sentiments négatifs, blessées et en recherche d’elles-mêmes, ces pratiques de vie holistiques répondent à un réel besoin humain, qu’il ne faut pas réduire à un simple égocentrisme.
L’Evangile est-il une religion, un vécu communautaire, une spiritualité, une foi, une sagesse, une thérapie, un art de vivre, une philosophie ? Toutes ces réponses ont été proposées et toutes peuvent se justifier. Le ministère populaire de Jésus s’oppose ici au ministère ecclésial de Paul. Entre la pratique itinérante de Jésus et l’édification ecclésiale, un important glissement sociologique marque le christianisme.
L’idée classique de la révélation chrétienne suppose qu’elle produit une conversion (subite, progressive ou héritée), à la foi, à la spiritualité et à la religion chrétienne, vécues dans une communauté spécifique. Ce modèle suppose une séparation entre un dedans et un dehors de la révélation, dont la frontière peut être celle de la chrétienté, de l’Eglise universelle, de l’Eglise d’Etat, de la communauté autonome (secte) ou du vécu intérieur de chaque personne marquée à divers titres et degrés par l’Evangile.
L’idée ouverte (sans séparation) de la révélation chrétienne suppose que la révélation divine et la lumière de la vie (sa valeur intrinsèque) sont une seule et même chose. Dans ce sens, la révélation active n’est nécessaire que pour qui vit dans les ténèbres, et elle consiste à redécouvrir la clarté intrinsèque de la vie. Pour les bien portants, la vie est elle-même révélation, sans qu’il ne faille rien y ajouter. A partir de ce second modèle ouvert, il est possible de revenir à l’idée classique de la révélation en considérant qu’aucun être humain, dans son rapport au mal et à la mort, n’est parfaitement «bien portant».
Dans la réalité, le second modèle, iconoclaste et libéral, est toujours présent, même au sein du modèle classique. Inversement le modèle classique, ecclésial et confessant, subsiste toujours comme repère à l’horizon de la vie. La combinaison des deux modèles, intrinsèque et extrinsèque à la vie commune, permet de mieux décrire l’expérience chrétienne comme un enrichissement qui ne se substitue pas à l’expérience humaine universelle. La foi n’est pas une autre réalité que la vie, mais la même réalité accomplie.
Ce manifeste a été écrit par Gilles Bourquin, pasteur et docteur en théologie, auteur de l’ouvrage Théologie de la spiritualité publié chez Labor et Fides, en réponse à l’article de Jean-Marc Tétaz, qui porte un regard critique envers le Festival de spiritualités s’étant tenu à Tramelan du 28 septembre au 1er octobre 2023, dont Gilles Bourquin a été un des organisateurs, sous l’égide des Eglises refbejuso.
Gilles Bourquin est docteur en théologie, journaliste RP et actuellement pasteur dans la paroisse de Rondchâtel dans le Jura bernois. Il publie régulièrement sur son site personnel intitulé Théologie et Spiritualité (gillesbourquin.ch).
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