En mars 2013, le Conseil fédéral a lancé le plan d’action « Plus d’organes pour des transplantations ». Cette décision a été prise en réaction à l’écart croissant entre d’un côté, le nombre de donneurs d’organes qui est à peu près constant, et de l’autre, celui des patients en attente d’organes, qui est en augmentation. Il est vrai qu’en 2017, un nombre plus élevé que jamais de dons et de transplantations d’organes a été enregistré (577 organes transplantés, prélevés sur 145 personnes décédées et 137 donneurs vivants), tandis que le nombre de personnes figurant sur liste d’attente a reculé par rapport à l’année d’avant (689 personnes, contre 725 précédemment). Il faut cependant préciser que, d’une part, ces chiffres sont sujets à de fortes variations, et que d’autre part, le nombre de personnes qui n’ont pas pu être prises en considération pour des raisons de santé (y compris du fait de la longue durée d’attente) a atteint sa valeur la plus élevée (789 personnes). Face à cette situation, le Conseil fédéral, par son plan d’action, entend élever d’environ un tiers le taux de donneurs décédés, pour le faire passer de 13 à 20 personnes par million d’habitants. Pour y parvenir, la stratégie consiste notamment à convertir le modèle du consentement au sens large actuellement prescrit par la loi, en modèle de l’opposition.
Dans le don d’organes, on distingue entre personnes en état de mort cérébrale, personnes en état de mort cardiaque et personnes vivantes. Sur des personnes en état de mort cérébrale, tous les organes, tissus et cellules transplantables peuvent être prélevés ; sur des personnes en état de mort cardiaque, le cœur est exclu. Les dons d’organes entre personnes vivantes se limitent aux parties du corps dont le prélèvement ne met pas en péril la vie du donneur. Le don d’organes de personnes décédées est soumis à une stricte obligation d’anonymat, tandis que pour les dons faits par une personne vivante, on distingue entre le don dirigé destiné à une personne parente ou amie, et le don non dirigé (altruiste), qui est anonyme et destiné à une personne inconnue.
En Suisse, les greffes les plus fréquentes concernent des tissus ; viennent ensuite les organes, puis les cellules souches. Les transplantations de tissus comprennent la cornée, les os, la membrane amniotique (substitut de cornée issu du placenta), les valves cardiaques, les vaisseaux sanguins, la peau, les osselets de l’oreille, la moelle osseuse et le sang ; les organes transplantés sont les reins, le foie, les poumons, le cœur, le pancréas, les îlots pancréatiques et l’intestin grêle. Les greffes de cellules souches sont le plus souvent réalisées avec les propres cellules du patient (autogreffes), suivies des greffes réalisées avec des cellules prélevées sur des parents et en troisième lieu sur d’autres personnes (transplantations allogènes).
À la décision de donner ses organes répond celle de vouloir vivre désormais avec un organe d’une autre personne. Ne regarder les choses que d’un point de vue technique ou utilitaire, c’est méconnaître la gravité des conséquences d’une telle décision, d’un côté comme de l’autre. La manière dont est perçue la greffe d’un organe dans un autre corps dépend de la partie du corps transplantée. La greffe cardiaque est la plus problématique à cet égard, parce que le cœur, plus que tout autre organe, est associé à la définition même de l’être vivant, tant médicalement que symboliquement. Le cœur étranger une fois implanté permet à la vie de continuer, maintient la circulation sanguine et est perceptible à chaque pulsation. C’est la même sensation qu’avec l’ancien cœur qui ne remplissait plus sa fonction. Seul un regard attentif devant le miroir fait apparaître la longue cicatrice sur la cage thoracique et rappelle ainsi qu’entre avant et maintenant, il s’est passé quelque chose de décisif. De nos jours, on a tendance à minimiser, voire à occulter l’idée paradoxale que l’on n’a pu éviter la mort que par la mort d’un autre. Le point de vue strictement fonctionnel, qui ne s’intéresse qu’au résultat médical, ne rend pas justice à ce que cela représente de vivre avec un organe étranger. En raison de la dépendance existentielle à l’égard d’un organe étranger et en quelque sorte adopté, les personnes concernées sont confrontées au problème de l’intégrité de leur propre corps. Il est donc d’autant plus indispensable d’avoir la certitude de ne pas vivre avec un organe prélevé sur une personne qui n’aurait pas donné son consentement explicite, ou, pire encore, prélevé contre sa volonté.
Le débat sur le modèle à appliquer – consentement ou opposition – concerne le don d’organes de personnes décédées. L’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la transplantation, le 1er juillet 2007, a signifié l’adoption, pour la Suisse, du modèle du consentement au sens large. Avec ce modèle, il n’est permis de prélever des organes, tissus ou cellules que sur une personne qui a donné son consentement de son vivant et dont le décès a été constaté. Le consentement au prélèvement d’organes après le décès est attesté par une carte de donneur. Celle-ci peut aussi indiquer le détail des organes, tissus et cellules qui peuvent être prélevés, ou le nom de la personne de confiance qui, en cas de décès, est habilitée à prendre la décision d’un don d’organe. La carte permet enfin de mentionner le refus de donner ses organes. Le modèle du consentement est dit « au sens large », parce que, dans le cas où la volonté de la personne n’a pas été consignée, les proches sont habilités à prendre la décision. Si ces derniers n’ont pas connaissance d’une déclaration de la personne décédée, ils peuvent donner leur accord à un prélèvement. Le législateur ajoute : « En prenant leur décision, ils [= les proches] doivent respecter la volonté présumée de la personne décédée. » En exigeant le consentement explicite de la personne concernée ou de ses proches à un prélèvement d’organe, on prend en considération la protection de l’intégrité de la personne même après son décès. Même si les organes, les tissus et les cellules n’ont plus d’utilité pour elle et peuvent sauver une autre vie, ils appartiennent toujours à la personne, que le droit continue à protéger après sa mort.
Avant l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur la transplantation, le modèle de l’opposition était le régime appliqué dans la plupart des cantons. Ce modèle n’exige pas l’attestation de la volonté d’une personne de son vivant. Il suffit de savoir qu’une personne ne s’est pas explicitement opposée au prélèvement de parties de son corps. Les auteurs de l’initiative pour l’introduction du modèle de l’opposition souhaitent donc une modification de l’art. 119a de la Constitution fédérale par l’adjonction un alinéa 4 : « Le don d’organes, de tissus et de cellules d’une personne décédée, dans le but d’une transplantation, est basé sur le principe du consentement présumé de la personne à moins que celle-ci ait fait connaître de son vivant son refus. » Cette formulation contient deux modifications essentielles : premièrement, l’absence de refus explicite de faire don d’organes vaut comme consentement tacite ; et deuxièmement, à la différence du modèle du consentement, seul compte le refus de la personne concernée. Par cette restriction du droit d’opposition, les auteurs de l’initiative espèrent augmenter le nombre de dons d’organes en Suisse. Ils acceptent ainsi sciemment l’atteinte à la protection de la personne après la mort.
Le modèle de l’opposition repose sur l’hypothèse que la plupart des êtres humains seraient des donneurs d’organes s’ils avaient consigné leur position à ce sujet. Or cette présomption fonctionne uniquement parce que, dans les situations décisives, il n’est plus possible d’interroger les personnes concernées. Il y a donc là une contradiction fondamentale avec le droit à l’auto-détermination et avec les droits de la personne, qui sont si importants en médecine justement. Au seuil de la mort, on assiste ainsi à une désagrégation de la protection de la personnalité.
La perspective utilitaire envisagée par la politique et la médecine recèle un changement fondamental dans la conception de l’unité de la personne. Il s’en dégage l’impression que dès que le corps cesse de fonctionner pour une personne, la collectivité se l’approprie. Les campagnes en faveur du don d’organes, à grands renforts d’arguments moralisateurs, vont en effet dangereusement dans le sens d’une assimilation à un tel devoir envers la collectivité. Le don d’organes perd ainsi son caractère volontaire pour devenir un automatisme qui enfreint et bafoue systématiquement les droits de l’individu sur son propre corps. Dès lors que l’intégrité de la personne n’est plus préservée que par la revendication active de sa protection, il y a violation des principes de l’État de droit. Le modèle de l’opposition risque de se changer en une obligation d’aliéner son propre corps à la collectivité. Et cela au prix d’une dévalorisation, voire selon les circonstances d’un avilissement de la réalité corporelle de l’être humain décédé.
Le modèle de l’opposition mise sur la non-décision de la personne décédée. L’absence de refus explicite est automatiquement proclamée consentement tacite. Pareille interprétation renverse la conception libérale de la liberté. Car la liberté se manifeste en premier lieu négativement dans l’interdiction faite à un tiers de se rendre maître de sa propre personne et de son corps. Du don accordé par soi-même, le modèle de l’opposition fait un prélèvement par un autre. Or seule une chose dont le donneur dispose peut faire l’objet d’un don. Le sujet qui fait un don de son corps ne peut donc être que la personne qui existe dans ce corps et est ainsi habilitée à décider. Du point de vue de la conception libérale de la liberté et eu égard à la spécificité d’un don d’organe, seul le consentement volontaire entre en considération. L’autorisation de consentement ne peut être étendue aux proches qu’à la condition que ceux-ci prennent une décision dans l’intérêt de la personne décédée. C’est pourquoi le modèle de l’opposition prévoit d’exclure la possibilité, pour les proches, d’agir en représentants des intérêts de la personne décédée.
Lorsqu’une personne est dépendante d’un organe d’un tiers, cela signifie la plupart du temps que sa vie est en danger. Un don d’organe est souvent l’ultime et seul moyen de salut. C’est ce qui fait la gravité de la décision à prendre à propos du don de ses propres organes. Assurément, l’empathie et la solidarité entre citoyens sont indispensables à l’existence de notre société. Mais il n’en résulte pas que les citoyens et les citoyennes se doivent leurs organes. Bien plus, nul n’est tenu de se poser la question d’un don d’organes. Beaucoup de gens – pour des raisons les plus diverses – ne veulent pas réfléchir à leur mort. La question d’un don d’organes ne les préoccupe donc pas. Nul ne peut les contraindre à se positionner. Or la logique du modèle de l’opposition les force à prendre une décision ou déclare que leur refus de décider vaut consentement. Toute personne à qui le traitement de son propre corps défunt n’est pas indifférent est ainsi obligée de prendre explicitement position. Une telle obligation de se prononcer pour ou contre un don d’organes porte sensiblement atteinte à la liberté fondamentale d’exprimer ou non son opinion.
Nul n’est redevable à lui-même de sa propre vie. Même si la personnalité et l’intégrité corporelle jouissent d’une protection légale particulière, il n’en résulte pas que les gens sont propriétaires de leur corps comme d’un bien acquis. Même le droit séculier met des limites au pouvoir de disposer de son propre corps. Le respect de sa propre corporéité a d’autant plus de valeur encore d’un point de vue judéo-chrétien. La vie de l’individu n’est pas exclusivement le produit d’une transmission biologique par les parents. Dans chaque naissance se réalise un acte créateur divin : « Je n’étais qu’une ébauche et tes yeux m’ont vu. Dans ton livre ils étaient tous décrits, ces jours qui furent formés quand aucun d’eux n’existait » (Psaume 139,16). Et conformément à l’exhortation de l’apôtre Paul, « Glorifiez donc Dieu par votre corps » (1 Corinthiens 6,20), la foi chrétienne ne s’adresse pas seulement à l’esprit de l’homme, mais à son corps tout entier. Le regard judéo-chrétien sur le corps et la vie passe pour ainsi dire à travers la lunette de la foi. Ce n’est pas encore une décision pour ou contre la cession de ses propres organes, mais une définition de la perspective dans laquelle il faut répondre à la question du don de parties de son corps.
Ce que dit la Bible sur l’intégrité corporelle n’est qu’un des regards portés sur l’existence humaine. Au cœur du message chrétien de la Croix et de la Résurrection se trouve en même temps le don de la vie pour la vie de l’autre. La Bible reprend l’idéal antique de l’amitié : « Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime » (Jean 15,13). Certes, il ne s’agit pas ici d’un altruisme anonyme, mais d’un lien personnel profond qui dépasse même la mort. La Bible et les traditions chrétiennes n’imposent pas de limites au dévouement de l’homme envers ses semblables, tant que cette disposition ne sert pas des fins égoïstes et tant qu’elle n’est pas imposée par d’autres. Du point de vue chrétien, autant le don de son propre corps que le refus de céder ses organes par respect envers le don que constitue sa propre vie, sont des formes concrètes d’un service divin qui ne peut être ni réglementé, ni remplacé par aucune norme morale et aucune loi.
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