Si rémunération abusive signifie appropriation d’avantages financiers démesurés et injustifiés, alors la réponse doit être : oui, les réformés – et les chrétiens en général – doivent s’op-poser aux rémunérations abusives. Tous les domaines de notre existence, donc également l’économie, concernent la foi. Être chrétien implique de s’intéresser aux affaires du monde, « prier et faire ce qui est juste » (Bonhoeffer). L’Esprit de Dieu agit dans le quotidien. C’est pourquoi les réformateurs étaient déjà à leur manière des éthiciens de l’économie, tout spécialement Calvin. La juste mesure dans l’utilisation des biens terrestres leur tenait à cœur. Tous les réformateurs avaient par exemple combattu l’usure et établi des règles relatives à la vie matérielle, afin que l’économie accorde aux éléments les plus faibles de la société également des conditions de vie correctes.
Dans l’économie, les salaires relèvent de la négociation. Les salaires très élevés, les indemnités de départ et les gratifications font partie de la liberté contractuelle des parties contractantes. Il semble en aller ainsi – du moins en apparence. Car : qui négocie au nom de qui ? Qui assume les risques qu’entraîne un encouragement financier démesuré (bonus) ? Et qui porte la responsabilité pour l’indignation que suscitent les salaires à sept ou huit chiffres chez ceux qui se situent à l’autre bout de l’échelle des salaires et qui font pourtant fonctionner l’entreprise par leur travail ? Il n’y a pas de liberté sans responsabilité. La liberté sans égard se détruit elle-même. La liberté chrétienne est toujours liée au respect du prochain : « tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’est pas constructif », écrit Paul à la communauté de Corinthe (1 Co 10,23).
L’équité du partage comprend des exigences différentes et en partie contradictoires, ici en particulier l’équité face au travail et l’équité face aux besoins. La proportion entre salaire et prestation doit être convenable. Mais les besoins comptent également : tout être humain a le droit de vivre dans la dignité, et les obligations sociales (dans le cadre familial) doivent être prises en considération dans le salaire. « Dieu fait droit aux veuves et aux orphelins » (Deutéronome 10,18), est-il écrit dans maintes citations bibliques. Les salaires très élevés d’aujourd’hui ne sauraient être justifiés par l’équité face au travail. Il n’est guère possible d’attribuer les succès d’une entreprise aux seuls managers de pointe, encore moins dans le cas des entre-prises cotées en bourse, avec leurs bénéfices et leurs pertes de nature spéculative. Le principe de l’équité face aux besoins en souffre aussi. Certes, les salaires très élevés ne font pas le poids par rapport à la masse salariale globale, mais ils favorisent une tendance inquiétante : le fossé social se creuse toujours davantage, l’indifférence par rapport aux plus faibles augmente et l’équité face aux besoins des bas salaires est de moins en moins garantie.
La cohésion sociale est une condition pour toute économie couronnée de succès. Mais l’économie privée ne crée pas cette condition et ne la paie pas : elle est mise à sa disposition. Si l’économie prend soin de la cohésion sociale, elle assume des responsabilités envers les conditions-cadre dont elle a elle-même besoin. Les « capacités douces » comme la disposition à l’apprentissage, à la performance et à la responsabilité, la formation, la capacité de communication et d’organisation, indispensables à l’économie, sont étroitement liées à la cohésion sociale. Mais la cohésion est menacée lorsque des salaires excessifs sont considérés par une grande partie de la population comme une provocation insupportable. À l’inverse, les droits de cogestion influencent la cohésion de manière positive : ils aident les personnes à s’identifier à la chose commune.
L’initiative est très complexe. Du point de vue des Églises, elle contient des préoccupations éthiques essentielles, notamment la participation et la transparence. Formellement, ses nombreuses dispositions détaillées impliquent une densité réglementaire très élevée pour le niveau constitutionnel. On y décèle le souci de fermer des échappatoires et les brèches. Mais cette protection tous azimuts a aussi de gros inconvénients. Pour certaines dispositions, la question de savoir si elles sont applicables ou menacées d’abus est très controversée. Les caisses de pension sont-elles à même d’exercer leur devoir de vote dans les nombreuses entreprises cotées en bourse dont elles possèdent des actions ? L’élection annuelle de chaque membre des conseils d’administration et des commissions de rémunération ne conduit-elle pas à la déstabilisation d’une firme, n’offre-t-elle pas une porte d’entrée à des stratégies opportunistes de groupes d’actionnaires désirant s’emparer d’une entreprise pour la liquider par la suite ? De telles considérations parlent en faveur de dispositions flexibles, susceptibles d’être corrigées, donc fixées dans la loi plutôt que dans la Constitution. L’idée contenue dans le contre-projet indirect d’un règlement – ouvert dans sa forme – des indemnités a l’avantage d’intégrer des expériences de terrain. La méfiance est compréhensible, mais l’initiative restreint trop sévèrement la liberté d’action sur le plan organisationnel. Dans quelle mesure elle est apte à favoriser l’équité sociale dépend de sa capacité à diminuer effectivement l’écart salarial.
Les actionnaires ne sauraient assumer leur responsabilité et leur participation que dans la mesure où les informations nécessaires sont à disposition de manière transparente et sont accessibles au grand public. Ceci vaut en particulier pour des thèmes complexes comme les rémunérations dans le management de pointe. Simultanément, la transparence dans la politique des indemnités augmente la crédibilité et la réputation d’une entreprise. Pour que les actionnaires puissent user de manière responsable de leurs droits, une divulgation de la politique des indemnités et de ses standards est une condition indispensable. Dans ce sens, le contre-projet indirect – et seulement lui – prévoit un règlement et un rapport annuel des indemnités dont l’assemblée générale doit décider.
Revenu et propriété font partie des droits fondamentaux. Mais les conditions de leur acquisition et de leur emploi ne doivent pas être arbitraires. Aux yeux de l’éthique sociale protestante, la propriété doit également profiter de manière indirecte aux autres citoyens. La propriété implique un devoir social. Du point de vue réformé, les salaires doivent se plier à ce principe et être limités en regard de leur devoir social. Par contre, la valeur indicative d’une telle limitation est contestée. En 2007 déjà, la FEPS n’exigea aucun plafonnement en chiffres absolus, mais une relative limitation des indemnités les plus élevées par la limitation de l’écart salarial. Celui-ci reflète la proportion entre la plus haute indemnité de manager et le plus bas salaire dans la même entreprise. L’initiative « contre les rémunérations abusives » ne revendique ni une limitation absolue ni une limitation relative des hautes indemnités. L’argumentaire le dit explicitement : « l’initiative ne fixe aucun revenu maximum ». Cela vaut également pour le contre-projet indirect. Les deux propositions se limitent aux structures et aux procédures.
Les plus grandes différences de salaires en Suisse se situent aujourd’hui dans un rapport de 1 : 260. Du point de vue de la FEPS, la juste mesure pour des indemnités est réalisée lorsque les écarts salariaux sont dérivés de valeurs comme celles qui étaient traditionnellement en cours dans beaucoup de pays industrialisés jusque dans les années 80. À cette époque,
les écarts salariaux étaient comparativement modérés et n’étaient pas considérés comme un danger pour la paix sociale. La confiance du grand public dans les entreprises était encore intacte – du moins en ce qui concerne les indemnités dans le management de pointe. Pour cette raison, une orientation dans le sens de ces écarts salariaux historiques paraît sensée. En considérant les salaires des managers et des membres de conseils d’administration exposés, il apparaît que l’écart salarial dans un rapport de 1 : 40 peut se défendre comme valeur indicative dérivée et approximative. En mettant en relation les salaires moyens des membres de la direction d’un consortium et des membres du conseil d’administration avec le salaire le plus bas dans une entreprise, un rapport inférieur est alors à viser. Dans ce sens, la FEPS incite les actionnaires à exiger, en regard du règlement des indemnités prévu par le contre-projet indirect, des critères pour une limitation sectorielle de l’écart salarial à l’intérieur de leur propre entreprise.
Depuis la récente crise financière et économique, les salaires très élevés se comptant en millions à double chiffre et les systèmes d’incitation financière sous forme de bonus importants sont fortement critiqués. Ils n’ont certes pas provoqué la crise, mais ils l’ont accentuée. Le grand public ressent comme une injustice que d’une part les salaires très élevés et de grandes indemnités soient versés, et que d’autre part des banques en situation d’insolvabilité doivent être sauvées avec l’argent de l’État, alors que les bas revenus augmentent à peine et que les conditions de travail se détériorent. Dans la branche financière, les systèmes d’indemnisation ne doivent pas devenir une incitation à prendre des risques inconsidérés et à mettre une nouvelle fois en danger la stabilité du système financier international. Le contre-projet indirect propose de combattre avec effet immédiat les très hauts salaires excessifs au moyen d’un renforcement des droits des actionnaires au niveau de la loi. De cette manière, on ne pourra certes pas empêcher les futures crises financières, mais peut-être les atténuer.
Richesse et pauvreté vont de pair. La lutte contre la pauvreté ne peut pas être dissociée de la réalité de la richesse. Alors que dans le management, les salaires continuent d’augmenter dans de nombreuses entreprises, les conditions précaires de travail et d’existence prennent l’ascenseur en Suisse aussi. Toute personne qui travaille n’arrive pas à assurer convenablement sa subsistance et celle de ses proches et à mener une existence décente. Il faut un juste partage des revenus, des ressources et de la richesse en général. Mais c’est précisément là le point faible de la discussion actuelle autour des rémunérations abusives. L’équité du partage ne semble être un but ni pour l’initiative ni pour le contre-projet indirect. Les deux suscitent l’impression que le problème réside dans la cupidité de l’individu et que cette avidité doit être limitée et mieux contrôlée. Cette vue est trop simpliste. Les crises financières et économiques des dernières années montrent que le problème est plus grave. Il faut revoir les conditions-cadre de l’économie et de l’organisation du marché. En font partie les accords internationaux qui défendent et développent le système financier comme bien global public, une équité des impôts internationale, des critères durables pour les dépenses publiques, précisément pour celles qui servent à sauver le système financier. Que la lutte contre les rémunérations abusives détourne de ces grands défis décisifs est un risque à prendre au sérieux.
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