Déserter 

Un soldat et un mathématicien : l’un fuit, l’autre accomplit sa tâche. Deux histoires qui ne se croisent pas. Deux perspectives, entre un regard incertain sur le monde contemporain et un foisonnement qui signe (peut-être) une forme de libération de la précarité de ce monde. Une lecture fragmentée, sans point de fuite, mais avec des résonances de liberté en clair-obscur.  

Sur l’auteur 

Mathias Enard (*1972) est un écrivain français, expert de civilisation et de langue arabe. Il est notamment l’auteur de Zone (2008). Il a remporté le Prix Goncourt en 2015 pour son roman Boussole. Depuis 2021, il est membre de l’Académie allemande pour la langue et la littérature. 

Présentation de l’ouvrage 

A un lecteur suisse qui lui demandait pourquoi il avait ainsi entrelacé deux histoires parallèles dans un même roman, Mathias Enard répondit : « En Suisse, les livres sont chers ; j’ai donc proposé deux romans pour le prix d’un seul. » Réponse en forme de boutade de la part d’un écrivain foisonnant et plein d’esprit. La question du lecteur demeure néanmoins : deux romans dans un seul, est-ce un simple moyen d’attirer l’attention, une sorte d’énigme pour la lectrice ou un choix littéraire sans réponse ? 

Une lecture double 

Déserter est un roman troublant, pas seulement parce qu’il raconte deux histoires sans rapport apparent. On pourrait résumer le cadre général ainsi : l’ouvrage commence par une scène militaire. Un soldat, manifestement un déserteur, a quitté conflit, unité et compagnie humaine pour se réfugier dans des montagnes aux confins d’une terre sans nom. Il ne lui reste rien, à part son fusil, de vieilles chaussures puantes et un uniforme en lambeaux. Le chapitre suivant transporte les lecteurs sans transition à Berlin à la fin de l’été 2001 où se déroule un colloque en hommage à un fameux mathématicien est-allemand, Paul Heudeber, récemment décédé. 

Si l’on en apprendra davantage sur le mathématicien génial, sa vie, son œuvre, ses disciples, son parcours politique et son héritage, on en restera à l’anonymat, au dénuement et à une dimension hors du temps du soldat. Le soldat n’est pas Paul Heudeber, le déserteur n’est pas le scientifique communiste dans une autre vie. Les deux histoires ne se rejoignent jamais. Pauvre lecteur, pauvre lectrice : ces déplacements constants entre les deux trajectoires romanesques sont-ils pertinents ? Sont-ils indispensables ? Sont-ils acceptables ? 

De quelques difficultés de lecture 

Ces questions, y compris la dernière, méritent d’être posées. Jusqu’où va la liberté de l’auteur ? Où se situe la limite entre la création littéraire originale et la dérision face au lecteur ? En d’autres termes, Mathias Enard ne joue-t-il pas un peu trop avec le public en le baladant ainsi d’un déserteur à un mathématicien sur deux rails qui ne se croisent pas ? 

Il faut peut-être simplement accepter qu’il y ait deux histoires distinctes et ne pas chercher de liens entre l’une et l’autre. J’ai trouvé cet effort d’abandon ardu, j’ai dû m’y résoudre. La liberté de l’auteur a quelque peu entaché ma liberté de lectrice. Mais l’exercice est intéressant et original. Une similaire perte de repères et de forme transparaît d’ailleurs dans la numérotation des chapitres ou encore dans l’absence de ponctuation de certains passages de l’histoire du soldat. Ruptures, apparentes incohérences, brouillage et voies sans issue. La non linéarité et la fragmentation caractérisent le roman de Mathias Enard. Il faut les accepter pour entrer dans l’œuvre. 

Entre précarité et foisonnement 

Et cela en vaut la peine car l’écriture d’Enard est riche et sa réflexion sur les situations limites de la vie ne manque pas de profondeur. En effet, si les péripéties du soldat en fuite sont le contraire d’un récit d’aventure héroïque, elles traduisent une incertitude face aux événements qu’Enard lui-même confère à l’époque actuelle. Hors du temps, dans des lieux suffisamment impersonnels pour être partout et dans des circonstances qui résonnent de guerre et de violence, la lectrice d’aujourd’hui se retrouve en terrain connu. Le décor glauque digne de Stalker ou Pique-nique au bord du chemin rappelle à la fois nos villes désertiques pendant le confinement et la guerre à nos portes depuis le 24 février 2022. 

En revanche, dans l’autre roman, celui du mathématicien génial, cette précarité s’efface pour laisser la place à un certain foisonnement en termes de découvertes, de relations humaines, de reconnaissance. On est dans une multiplication de la vie. Certes, Paul Heudeber n’a pas été épargné par la souffrance ou le dénuement : il a même été interné à Buchenwald pendant la Deuxième guerre mondiale. Mais c’est aussi dans ce lieu de la négation de l’humanité qu’il écrit ses Conjectures de l’Ettersberg, élégies mathématiques, un ouvrage capital qui fondera sa renommée. 

S’échapper ? 

A en croire son titre, les protagonistes seraient tous en fuite… Pas exactement, selon moi. Alors oui, il y a le déserteur au sens strict, celui qui abandonne sa troupe et la violence de la guerre. Dans ce sens-là, dans l’autre récit, Paul Heudeber n’est pas un déserteur. Le mathématicien remplit tous ses devoirs, il sert sa science par son génie, il reste fidèle à une femme dont il vivra éloigné pendant toute sa vie, lui en RDA, elle en RFA. Heudeber demeure communiste malgré la chute du Mur de Berlin en 1989. Bref, c’est un homme de parole et de conviction.  

Néanmoins, déserter, dans un sens moins strictement militaire, pourrait suggérer un mouvement, un déplacement philosophique, peut-être spirituel. Dans ce sens-là, Paul Heudeber, à travers les mathématiques – peut-être en fait le personnage central du livre – déserte la réalité de la souffrance, des divisions et des conflits. Déserter devient alors une voie de libération, de sortie du réel, une sorte d’aspiration à la transcendance, la quête d’un ailleurs. N’est-ce pas justement ce à quoi Heudeber fait référence lorsqu’il répond à la question d’une journaliste sur l’héritage intellectuel d’une de ses collègues mathématiciennes, récemment décédée : « elle m’a appris que les mathématiques étaient l’autre nom de l’espoir. » (p. 103) 

Mathias Enard, Déserter, Paris, Actes Sud, 2023, 254 p. 

Janique Perrin, Docteure en théologie, pasteure, responsable de la formation d'adulte francophone pour les Eglises réformées Berne-Jura-Soleur. 

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