Olivier Abel, Labor et Fides, 2019
Face à une Europe raidie (contestations identitaires, crises économique et climatique) et menacée sur ses frontières (migration, guerre) l’essai d’Olivier Abel offre une perspective inspirante et réaliste pour imaginer l’Europe de demain – une Europe des régions, plurielle, consciente de son identité et des différends qui la constituent. Une lecture à reprendre à l’aube des élections européennes (2024).
Olivier Abel est l’une des figures marquantes du protestantisme francophone contemporain. Philosophe et éthicien, professeur émérite de l’Institut Protestant de Théologie (Paris/Montpellier), spécialiste renommé de la pensée de Paul Ricœur. Il s’est notamment penché sur des enjeux de philosophie politique, ce qui apparaît de manière particulièrement forte dans ce petit essai.
Ce petit livre se lit en parallèle d’un autre qu’O. Abel a co-écrit avec l’économiste Jean Matouk (L’Europe et le destin de la démocratie, La Fenestrelle, 2019) – il en constitue pour ainsi dire le pendant théologico-politique. Mais ce n’est pas la première fois qu’Olivier Abel écrit sur l’Europe. C’est une thématique qui accompagne le fil de sa production intellectuelle et il avait écrit La justification de l’Europe (Labor et Fides, 1992) durant les phases de préparation de l’Union Européenne. Le Vertige de l'Europe est écrit à la suite de l’affermissement d’un tournant conservateur et populiste dans certains états membres de l’Union Européenne (2014-2019).
Dans une période qui voit une crise de fonctionnement de l’Union Européenne et la montée des tensions diplomatiques, cet essai cherche à identifier ce qui permet de penser l’Europe et son déploiement politique, par-delà la seule réponse économique et technique. Cela implique selon lui d’identifier le « noyau éthico-mythique » de l’Europe – une expression qu’il reprend à Paul Ricœur.
Ma thèse est donc que le moteur éthique de la civilisation européenne a toujours été l'écart et la confrontation entre des traditions dont aucune n'a jamais réussi à faire taire les autres et que ce conflit des morales a été fondateur et constitutif de l'Europe, au sens où les grandes traditions morales ici évoquées n'ont cessé de se corriger mutuellement, interdisant à la subjectivité européenne d'être jamais complètement unifiée, réconciliée avec elle-même. (58)
Selon l’auteur, une sécularisation qui empêche de penser le contenu de ce noyau est problématique, en ce qu’elle ne permet pas de dire ce autour de quoi s’affrontent la pluralité irréductible d’identités et de regards sur ce qui fait l’identité européenne.
L’essai est structuré en six chapitres qui retracent différents moments de cette Europe « encore inapprochable » (ch. 6). Le premier chapitre décrit les facteurs qui contribuent à vider l’imaginaire de l’Europe et à placer celle-ci face à un vide vertigineux. Le second chapitre propose une description du contenu du noyau « éthico-mythique », articulé autour des figures de Socrate (questionnement infini) et de Jésus (singularisation infinie). Le troisième chapitre identifie les traumas constitutifs de l’Europe contemporaine (guerres mondiales et rapports coloniaux). Le quatrième chapitre décrit quatre faiblesses inhérentes à l’Europe politique contemporaine : son traitement de la Turquie ; le sous-traitement des frontières de l’Europe à d’autres États ; le déclin de l’engagement politico-social (augmentation de la fracture sociale, réseaux mafieux, dépolitisation) ; l’éboulement des standards de vie. Le cinquième chapitre aborde le statut de l’identité. On y trouve notamment un développement sur l’identité : « Il s’agit pour chacun de nous de découvrir la diversité de nos attaches, de déployer nos pluriappartenances, d’intérioriser les tensions qui font notre identité. » (134) Donc non seulement de penser l’abîme auquel s’affronte toute recherche d’identité (interrogation) ou la particularité irréductible de toute identité (immunité), mais leur ouverture vivante et mutuelle (narration). L’identité européenne est une identité « feuilletée », adjectif que Abel utilise à maintes reprises dans le livre –pliage de différentes couches fines.
Il vaudrait alors mieux, plutôt que de chercher une frontière simple et linéaire, chercher à établir sa géographie [l’Europe] par surimpression, en quelque sorte, d’une multiplicité de territoire. (135)
Le sixième et dernier chapitre esquisse les lignes de ce que pourrait être l’Europe. Elle s’organiserait dans la confrontation entre différents profils (démocratique, pluraliste, responsable, « de déclin résolu »), aurait une organisation fédéraliste-régionale, articulerait un pluralisme institutionnel et économique et permettrait l’articulation d’identités qui restent pour partie intraduisibles, mais qui de ce fait permettent aussi l’hospitalité (« Je me sens bien chez moi »).
2019 peut sembler loin : nous n’avions pas encore vécu la pandémie de Coronavirus. La guerre en Ukraine n’avait pas encore commencé. Le processus du Brexit n’était pas encore arrivé à son terme. Et c’est peut-être pour cela qu’il vaut la peine de revenir sur les impulsions données par cet essai : pour prendre un peu de distance par rapport aux impératifs que dicte l’actualité. Il invite notamment à ne pas se focaliser sur le seul niveau des institutions de l’Union Européenne, mais de considérer l’Europe de manière plus large – et avec une temporalité plus longue que celle de la politique.
Cet essai conjoint de manière habile et inspirante différents éléments qui peuvent sembler incompatibles à première vue : une pratique politique et institutionnelle pluraliste et une attention au caractère irréductible (immunisé) des identités. L’affirmation d’un noyau éthico-mythique européen et la compréhension d’une identité territoriale, axiologique, imaginaire, feuilletée. Une affirmation du caractère constitutif de la violence pour le politique et l’identification du dialogue comme horizon de la confrontation.
Le livre se lit rapidement et de manière fluide. Il fait voyager au travers des espaces culturels et intellectuels européens – avec une attention particulière à la France et à la Turquie. La perspective d’Olivier Abel y est distillée de manière subtile et infuse au fil de la lecture – tout en ayant quelques moments où les thèses sous-jacentes sont clairement explicitées. Le style adopté n’est pas dominant : on perçoit l’auteur en recherche et non en possession d’un agenda entièrement ficelé.
La réflexion proposée par le livre semblera peut-être un peu loin du langage et des réalités lexicales de la politique européenne – il aborde notamment de nombreux enjeux qui exigeraient à chaque fois des discussions et des analyses plus détaillées – je pense ici notamment à ce qui se rapporte à la migration ou aux modèles économiques. En ce sens ce n’est pas un traité de théorie-politique au sujet de l’Europe, mais bien une méditation philosophique sur l’advenir de l’Europe. Il offre des perspectives pour lire et imaginer l’Europe, en indiquant par la bande la multiplicité des niveaux de réalité impliqués dans ce projet et leurs logiques propres.
Ce livre intéressera celles et ceux qui se préoccupent de l’Europe, que ce soit dans une perspective citoyenne, politique, culturelle ou même économique. Il peut également être intéressant pour celles et ceux qui travaillent sur des projets ecclésiaux à un niveau européen (Communion des Églises Protestantes d’Europe, Conférence des Églises Européennes).
Pour des recensions alternatives de ce livre :
Olivier Abel, Le vertige de l’Europe, Labor et Fides, 2019.
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