Mettre des mots sur l’Eglise réformée en Suisse #1
Comme "communauté religieuse d'intérêt public ou de droit public", les Eglises réformées de Suisse sont (encore une fois) confrontées à l'articulation de leur identité et des conditions de leur action publique. Dans cette série d'articles je souhaite explorer les enjeux de cette articulation – au moins pour avancer dans ma compréhension de la situation contemporaine. Cette article introduit la série.
Diversification des convictions au sein de la société, laïcisation des institutions publiques, lutte des anciennes Églises de majorité pour leur pertinence publique, etc. On connaît bien cette rengaine. Et elle ne contient pas que du négatif. Elle signale les fruits d’une concrétion juridique les plus importants du 19e siècle : l'intégration de la liberté de religion dans l'Etat de droit – liberté de ne pas être contraint à adopter certaines convictions et celle de ne pas être contraints à cause de ses propres convictions. La conclusion d'une maturation importante qui a commencé avec les paix de religion (16e siècle).
En Suisse cette décision de fond ne s’est pas soldée par une évacuation de la religion de la sphère publique. Au contraire, elle a conduit à la production d’un montage tout à fait singulier : celui de la reconnaissance des communautés religieuses au nom de l’intérêt public – une reconnaissance qui donne un cadre officiel à l’action des acteurs religieux dans la sphère publique, qui prendrait dans l’idéal la forme d’une collaboration avec d’autres acteurs.
Sur cette thématique voir, René Pahud de Mortanges et Erwin Tanner (éds.), Kooperation zwischen Staat und Religionsgemeinschaften nach schweizerischem Recht / Coopération entre État et communautés religieuses selon le droit Suisse, Zürich/Bâle/Genève, Schulthess Verlag, 2005; René Pahud de Mortanges « Entre pluralisation religieuse et sécularisation. L’évolution récente de la reconnaissance étatique des communautés religieuses en Suisse », in Irène Becci, Christophe Monnot et Olivier Voirol (dir.), Pluralisme et reconnaissance. Face à la diversité religieuse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, pp. 121-131.
Même si cela fait maintenant une vingtaine d’année que ce montage est en place, à la suite des révisions des constitutions cantonales, ses effets sont en train de se déployer au niveau de la perception que les Églises ont d’elles-mêmes : mutation des pratiques de l’aumônerie à la suite du développement d’une reconnaissance sociétale de l’importance du soin accordé à la « dimension spirituelle » de l’être humain, nécessité de la collaboration interreligieuse pour les activités d’intérêts publics, crise et évolution des activités cultuelles comprise service publique.
Face à cette situation, les Églises réformées de Suisse marchent en ordre dispersé. Suivant un cantonalisme indécrottable, chaque Église cantonale y va à sa sauce pour donner réponse à ces différents enjeux – notamment parce qu'elles répondent à chaque fois de contexte juridique différent.
Cette posture a notamment résulté au niveau fédéral dans le refus des Églises réformées de signer (pour l’instant) la charte de l’aumônerie/des soins spirituels spécialisés dans le domaine de la santé. Elle se manifeste également dans les réponses largement contradictoires face au développement d’une offre de célébration dites « laïques ».
Ce montage et ses effets dans la praxis confronte les Eglise et leurs acteurs et actrices à la manière dont elles définissent leur propre activité et les interroge également à partir d'où elles la définisse. Elle interroge notamment la définition de la pratique au moment où elle devient une pratique partagée avec d'autres groupes.
Cette situation touche en son fond au habitudes institutionnelles et pratiques des Églises réformées en Suisse, surtout dans les cantons où celles-ci étaient historiquement majoritaires.
Comment se comprendre soi-même comme Église (ou comprendre l'Eglise dont on est membre) dans un contexte où les institutions publiques sont laïcisées et qui connaît parfois des formes de reconnaissance juridique du religieux ?
Il ne s'agit plus uniquement de négocier la collaboration avec les acteurs et actrices astreints à une posture laïque (travailleurs sociaux, enseignant·e·s, etc.). La collaboration doit également être interreligieuse/interconvictionnelle. Comment se rapporter aux conditions de la collaboration ?
Que doit-on encore assumer dans la situation présente de l’héritage des Églises Suisse (dans sa tension avec les Églises qui s’en sont détachés durant le 19e siècle) et que doit-on en rejeter ?
Que signifie d’être une Église des multitudes dans ce contexte ? Peut-on encore l’être ? Si non, qu'est-ce qui en prend la place ? Si oui, comment ?
Plein de questions – que je me pose en tout cas. Auxquelles je ne vais pas pouvoir tout de suite répondre.
J'aimerais développer une attitude constructive et proactive.
Je ne souhaite pas courir derrière le train, mais prendre une part active dans l'interprétation des règles du jeu et du langage qui caractérisent notre situation actuelle.
Une précision : il s'agit d'une option interprétative parmi d'autres. Je réfléchis dans le cadre des Eglises réformées. Le genre de question que j'indique ici se pose, à mon sens, à toute communauté religieuse reconnue d'intérêt ou de droit public, ou à toute communauté religieuse souhaitant avoir une présence active et engagée dans la sphère public – même si ce sera sous des modalités différentes et avec des enjeux différents.
Même dans le cadre général des Eglises réformées, ma propre position n'est pas généralisable. Je suis moi-même profondément marqué par le contexte de l'Eglise Evangélique Réformée du Canton de Vaud – et je travaille pour l'Eglise Evangélique Réformée de Suisse. Cela oriente ma réflexion.
Je ne peux qu'offrir une perspective parmi d'autres – en espérant arriver à articuler clairement les enjeux que je perçois, avec l'envie d'apprendre et le risque de me tromper. J'espère pouvoir être contesté dans mes perceptions.
En ce qui concerne cette série : dans les trois prochains articles j’aimerais essayer de poser quelques éléments prospectifs. Je devrais y aborder :
En échangeant avec mes collègues au sujet de cette réflexion, et de ce que j'identifie comme une situation qui demande réflexion, un différend est apparu :
D'un côté :l'affirmation que le passage à un système de reconnaissance des communautés religieuses ne changerait rien pour les Eglises réformées de Suisse à la compréhension de leur propre pratique et de leur identité. Au fond, les frontières théologiques sont claires : les définitions juridiques de l'Eglise comme communauté religieuse n'ont pas de portée théologique. Les problèmes et contradictions viennent éventuellement de confusions d'ordres sur le plan pratique et du fait que les acteurs ecclésiaux n'ont pas assumé la séparation nette entre juridiction civile et ordre théologico-ecclésial propre à la théologie réformatrice – notamment dans son expression genevoise. En conséquence, d'un point de vue théologique et ecclésial : circulez, il n'y a rien à voir.
De mon côté : l'affirmation que l'on ne peut si bien distinguer les choses. Par exemple : peut-on complètement faire abstraction du fait que la pratique de l'aumônerie et la théologie que cette pratique exprime, a été pensée et vécue dans un contexte – si ce n'est de monopole au sens strict – d'accès privilégiés aux institutions publiques – privilège organisé longtemps en fonction du confessionnalisme, donc d'un cadre non-pluraliste ? Les crises du moment ne viennent-elles pas précisément du fait que l'on n'a pu pendant longtemps faire comme si certaines différenciation n'avaient pas besoin d'être opérée ? Ce comme si – si c'est vraiment un comme si et pas un c'est comme ça – n'a-t-il vraiment eut aucune incidence sur la théologie de l'aumônerie, surtout dans sa part idéologique ? On pourrait rejouer cette question avec d'autres thématiques – entre autres face à l'affirmation que la Suisse n'aurait jamais connue d'Eglise d'Etat stricto sensu (ce qui vaut pour le niveau fédéral ne vaut pas il me semble pour le niveau cantonal).
Par ailleurs, j'ai le soucis des effets de ce que je pose comme théologien. Bien entendu que dans la perspective du théologien d'Eglise je peux – et même je dois – proposer des différenciations structurantes. Je dois énoncer des limites – aussi pour qu'elles soient contestées. Mais comment le faire d'une manière qui puisse soutenir ? – et non poser les individus devant des exigences impossibles, parce qu'ils sont pris dans le filet des engagements multiples et des habitudes dont ils ont hérités, qu'ils n'ont pas choisis, avec lesquels ils doivent composer avec pragmatisme, où ils sont les seuls responsables des frontières à tirer sur le plan théologique ?
Ces questions vont m'accompagner dans la suite de cette réflexion et de la rédaction.
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