Former des acteurs religieux

Ce livre édité par Philippe Gonzalez, Pierre Gisel et Isabelle Ullern poursuit une discussion sur l’articulation du religieux dans la société contemporaine, en partant d’exemples de formation d’acteurs religieux. Par ce biais, il contribue à problématiser tant les processus de reconnaissance des communautés religieuses que la lutte contre la radicalisation.

Présentation

Quatre exemples de « formation d’acteurs religieux » forment le noyau de ce livre :  

  1. une formation à la « médiation socioreligieuse » (inspirée de la médiation civile québécoise) donnée à Paris et à Strasbourg, mixant travailleurs sociaux et acteurs religieux ;  
  2. une formation à l’« éducation préventive » donnée d’abord à Strasbourg et dans un second temps à Paris, adressée à des cadres religieux musulmans, mais en hybridation avec d’autres acteurs religieux et des acteurs de la prévention ; 
  3. une formation intitulée « Communautés religieuses, pluralisme et enjeux de société » donnée à Lausanne, adressée aux acteurs des communautés religieuses en voie de reconnaissance publique et à ceux des communautés déjà reconnues ;  
  4. des ateliers donnés dans le cadre du projet « Les organisations musulmanes comme actrices sociales » par le Centre suisse Islam et Société installé à Fribourg, qui délivre également un CAS autour de l’accompagnement spirituel musulman en institution publique et un CAS autour de la  prévention de la radicalité religieuse adressée à des cadres musulmans*.

*À ces quatre projets de formation aurait également pu être rajouté la formation pour les imams et les personnes participants à l’instruction religieuse islamique donnée à Genève, mais cette formation n’est que mentionnée dans l'ouvrage.

Les 7 premiers chapitres du livre sont consacrés à la présentation de ces dispositifs de formation, mais également à des réflexions sur les enjeux en matière de relation entre religion, sphère publique, communication médiatique et institutions étatiques. Les deux derniers chapitres du livre sont consacrés à des réflexions d’ouvertures proposées par les éditeurs. 

S’y rajoutent 3 chapitres ayant plutôt la forme de témoignages réflexifs, où l’identité religieuse croise des dispositifs publics (prévention, éducation, sécurité) : un imam français ayant également une formation en psychologie et ses expériences à l’interface entre son rôle de cadre religieux et l’interaction avec la société civile, un politologue présidant un dispositif de « coordination contre la radicalisation » en Suisse et un psychanalyste, observateur des procès pour djihadisme en France.

Un chapitre supplémentaire vient encore offrir un détour théorique-esthétique en méditant la fonction que peut prendre la métaphore dans la construction d’identités qui doivent négocier la violence qui traverse la société. 

Ce livre peut se comprendre comme un laboratoire de la société civile.

On y découvre de nouvelles fonctions, de nouveaux termes. De nouveaux rôles sont identifiés, observés, pour un bout « créés » en réponse aux mouvements de la vie collective. Son organisation trouve dans ce livre un miroir, une image pour réfléchir à ce qui est en train de lui advenir.

Quels sont les groupes mobilisés dans ce laboratoire ?

1 Des acteurs religieux. Voici déjà un nouveau terme produit par ce laboratoire. Il développe la notion de « cadre religieux musulman » introduite par le politologue et spécialiste de l’organisation de l’Islam en France, Franck Frégosi*. Ce terme vise à identifier dans la perspective de la société civile ce que l’on a habituellement défini à partir d’une perspective propre à la tradition religieuse (clerc, ministre du Culte, etc.). C’est un terme qui signale la sécularisation des catégories de la régulation du religieux dans la société civile ;  

*Voir notamment l’ouvrage qu’il a dirigé , La Formation des cadres religieux musulmans en France. Approche sociojuridique, Paris, L’Harmattan, 1998.

2 Des acteurs liés aux institutions étatiques de la société civile (travailleurs sociaux, éducateurs, médiateurs, responsables d’offices, etc.), donc des acteurs qui se définissent par une visée d’intérêt général ;  

3 Des observateurs-formateurs. Ce sont les éditeurs et rédacteurs de l’ouvrage, des universitaires (philosophe, théologiens, sociologues, politologues, etc.). Mais ceux-ci se trouvent dans une position particulière : ils ne se situent pas uniquement comme observateurs distants de leur objet de recherche, mais participent activement au phénomène : en proposant et en animant des formations, en réfléchissant à l’articulation entre société civile et dimension religieuse. Ils le font en adoptant une perspective « à la troisième personne », qui n'est pas celle des traditions et de leur valeur (bien qu’elle leur fasse aussi de la place), qui n’est pas non plus celle des régulateurs étatiques.

Le statut exact de ce groupe n’est pas complètement clair. Suivant la vidéo de présentation faite par Isabelle Ullern, il s’agit de l’intellectuel-citoyen : une place qui elle aussi est en train de se redéfinir – proche du terrain, ancrée dans une réflexivité scientifique, conscient de son impact politique. En même temps, ces formations ont été directement motivées, voire commandées, par des instances étatiques.

Au travers des « expérimentations pédagogiques » décrites et discutées dans le livre, c’est en quelque sorte la grammaire de l’articulation de la présence du religieux dans la société civile qui cherche ses mots.

Les expériences et témoignages relatés dans l’ouvrage mettent en question la manière dont se fait la régulation du religieux, tant en France qu’en Suisse entre politique, culture et religion.

Le traitement des deux termes du sous-titre – « reconnaissance » et « radicalisation » – vaut comme indice de l’état actuel de cette régulation, qui oscille entre le risque d’une instrumentalisation étatique des acteurs religieux dans le cadre d’un dispositif normé par des impératifs sécuritaires et le risque d’une homogénéisation sociale, liés aux tendances à l’individualisation et à la privatisation du religieux et des valeurs.

Évaluation

Un gain particulier de ce livre tient à la manière qu’il a de mettre en scène la construction de l’acteur religieux, surtout avec regard sur des acteurs issus de l’Islam.

Les formations qui font l'objet du livre impliquent non seulement l’acquisition de connaissances par rapport au cadre social-juridique, mais aussi le développement de pratiques réflexives qui mobilisent les ressources religieuses de la tradition et les ressources personnelles-existentielles, d’une manière qui soit compatible avec l’horizon démocratique et pluraliste des sociétés suisse et française. Les différents témoignages rassemblés dans le livre l’illustrent directement à la première personne. Les différents textes montrent aussi toute la complexité de la coopération entre acteurs religieux et acteurs étatiques. 

La grande plus-value de cet ouvrage est qu’il met en évidence le besoin de penser et d’explorer la dimension citoyenne de la vie religieuse – non plus dans le sens d’une fusion indifférenciée entre religion et société, mais dans le sens d’une mobilisation civile d’un religieux qui manifeste toujours une forme de décalage, au sein d’une société pluraliste, démocratique et aux institutions publiques laïcisées – c’est-à-dire : guidée par l’intérêt général et non par l’intérêt d’une tradition particulière, ou par un intérêt privé.  

Il me semble y avoir cependant une forme de déséquilibre au sein du livre : si la thématique de la radicalisation est régulièrement thématisée au travers des contributions, celle de la reconnaissance ne semble être portée finalement que par celles des deux co-éditeurs Philippe Gonzalez et Pierre Gisel.

Cela se ressent par ailleurs dans le fait que seule la formation dite « lausannoise » semble profiler l’enjeu de la construction de l’espace démocratique comme un espace où les traditions s’exposent les unes aux autres dans leurs différences et négocient la validité de leurs propositions – peut-être parce que cela semble encore trop compliqué à penser dans le contexte français et que les formations offertes par le CSIS sont orientées sur les acteurs musulmans.

C’est dommage, car c’est surtout par le biais de cette thématique que les communautés religieuses reconnues (catholique-romaine, catholique-chrétienne, réformée, juive) auraient l’occasion de prendre part aux expérimentations du laboratoire proposé par ce livre – et ainsi aussi d’engager une réflexion sur les formes de radicalisation qui les traversent. 

L’ouvrage souffre aussi d’un certain éclatement conceptuel. Si l’on sent que la théorie de la religion de Pierre Gisel joue un certain rôle dans le cadre général de l’ouvrage*, je ne peux me défaire de l’impression d’un flottement théorique général sur les réalités abordées.

*cf. Qu’est-ce qu’une religion, Paris, Vrin, 2007 ; Sortir le religieux de sa boîte noire, Genève, Labor et Fides, 2019.

Le lecteur, la lectrice, devra être particulièrement attentive à décrypter les postures et les prémices propres à chaque texte, sans quoi elle risque de projeter une unité théorique absente – et peut être intentionnellement d’ailleurs, puisqu’il ne s’agit pas, selon les dire d’Isabelle Ullern, d’un livre scientifique à proprement parler.

L’absence d’une définition claire de ce que les éditeurs entendent par « société civile » rend la compréhension du statut des différents acteurs (étatiques, religieux, intellectuels, pédagogiques, sociaux, etc.) et de leur relation difficile.

Lectorat 

Les personnes qui travaillent en sciences humaines et sociales sur les relations entre communautés religieuses et sociétés gagneront beaucoup à se plonger dans les présentations et réflexions proposées dans ce livre. Responsables politiques et religieux gagneraient aussi à consulter l’un ou l’autre article de ce livre, même si l’approche décentre passablement et que la lecture peut parfois être assez ardue. Des personnes ayant des responsabilités en lien avec le religieux dans le cadre de services de l’État auront également intérêt à consulter cet ouvrage.  

Pierre Gisel, Philippe Gonzalez et Isabelle Ullern (éd.), Former des acteurs religieux, Genève, Labor et Fides, 2022.

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Elio Jaillet

Docteur en théologie

Chargé des questions théologiques et éthiques

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