La clinique de la dignité

Ce livre s’inscrit dans une réflexion, entamée au lendemain de la pandémie sur la place du soin et du care dans nos sociétés. La réflexion philosophique permet de comprendre l’évolution du concept et de débusquer l’indignité là où elle se niche. Elle se double de propositions plus pratiques, portées par des spécialistes, mais centré sur des situations françaises, qui n’en restent pas moins intéressantes dans notre contexte Suisse.

Présentation

Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury s’était fait connaître par son précédent essai sur le ressentiment (Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment, 2020) qui analysait finement comment ce sentiment pouvait miner les ressorts démocratiques. Aujourd’hui, cette enseignante au Conservatoire national des arts et des métiers (Cnam) qui dirige la chaire de philosophie à l’hôpital Saint-Anne de Paris se penche sur une notion dominante dans les conflits sociaux actuels : la dignité. En cherchant à comprendre son extension, elle en arrive à dresser un portrait détaillé de la « fabrique de l’indignité » qui caractérise, selon elle, certaines facettes de notre modernité.

Dans un premier chapitre qui propose un bref retour historique Cynthia Fleury rappelle qu’avant la Révolution française, la dignité est associée pour les théologiens au fait d’être une créature de Dieu. Elle est inaliénable et associée pour les philosophes à la notion d’humanité. Avec le temps, comme le rappelle l’autrice, « la dignité se sécularise » et comme l’éthique, elle s’étend pour aller jusqu’à inclure tout ce qui est vivant et non-vivant . Non sans contradiction ! Actuellement constate Cynthia Fleury, le besoin de dignité a supplanté le besoin de reconnaissance, « qui insère chacun dans un jeu relationnel entre individu, de part en part, pétri par une dépendance réciproque ». Le concept de dignité est même brandi avec une certaine radicalité, « comme si voulait l’extraire de tout jeu intersubjectif, social et même juridique.»

Pour comprendre cette radicalité, Cynthia Fleury se penche sur la fabrique institutionnelle de l’indignité « ce sentiment d’atteinte à l’intégrité physique et psychique comme si l’irréductible en soi était humilié, déshonoré », par un travail insidieux mais méthodique de déshumanisation. Elle convoque la pensée décoloniale de l’auteur James Baldwin, qui mieux que personne a su décrire le racisme, et les formes premières d’indignité qu’il engendre : « invisibilisations, délégitimations, dénis de présence, délégitimations », et qui a donné à la dignité noire une dimension universelle. Dans son troisième chapitre, Cynthia Fleury livre son analyse la plus dérangeante et la plus poussée, sur la manière dont l’indignité a été installée et systématisée précisément dans les institutions prônant l’expertise sur le soin à autrui, le care, la bienveillance. Derrière la prise en charge de la dépendance, de la vulnérabilité, la philosophe débusque les inégalités, la domination, les dépendances subies. Et pose un enjeu majeur pour sa clinique de la dignité : transformer ce « dirty care » en soin digne de ce nom, où l’autonomie suppose une réciprocité des vulnérabilités, où toute conception de la dignité est nécessairement relationnelle.

Cynthia Fleury poursuit ensuite son exploration de l’indignité avec Frantz Fanon (1925-1961), qui permet de penser où conduit l’indignité lorsqu’elle fait systèmes, dans quelles extrêmes elle entraîne les individus. Elle associe également dans un cinquième chapitre dense les enjeux d’égalité et écologiques, rappelant combien la peur de l’indignité et de la déchéance socio-économique a progressé, comment expériences d’effondrement, de pertes d’accès équitables aux ressources engendrent elles aussi des expériences d’indignité. Et va jusqu’à postuler avec Hans Joas la possible indignité de toute une société lorsque cette dernière choisit l’involution, face au changement climatique.

Comment, alors, agir dignement aujourd’hui ? La philosophe pose quelques jalons essentiels, rappelle que les relations dignes «  celles qui reconnaissent le rôle et la nécessité de la place de chacun dans la consolidation de l’autonomie personnelle », explique que les enjeux de l’éthique du care sont ceux de la « préservation de la qualité des relations en présence » et demandent de « ne pas être dupe de l’invisibilité des interactions individuelles et de leur rôle déterminant dans la consolidation d’un sujet ». Pour penser une société digne, elle s’appuie sur Ivan Illich (1926-2002) et son projet de société conviviale qui vise le bien-être humain et où la dignité s’apparenterait au « pouvoir d’agir, faire libre, non soumis à l’arbitraire ». Autrement dit, pour penser la dignité il s’agit de réfléchir concrètement aux « capabilités, aux dépendances choisies, égalitaires, réciproques », qui permettent « d’augmenter les choix d’une vie bonne ».

Évaluation

Penseuse reconnue, Cynthia Fleury bénéficie d’une large couverture médiatique et ce nouvel ouvrage ne fait pas exception. Sa force réside selon moi dans le fait de s’appuyer sur des penseurs solides, originaux, pas toujours très bien connus (Frantz Fanon, Achille Membé, James Baldwin) et de proposer ainsi des relectures et des explorations concrètes de la dignité à travers des expériences de domination. Cynthia Fleury nous permet ainsi de comprendre que pour penser la dignité, il faut s’intéresser d’abord à l’indignité et ses mécanismes les plus concrets, les plus incarnés, ceux qui mettent en jeu nos corps, mais aussi la terre et notre rapport à elle.

Destiné à qui ?

Cet ouvrage philosophique est court mais dense, truffé de références. Il s’adresse en particulier aux cadres dirigeant.es, aux élu.es porteurs d’une responsabilité démocratique ou aux personnes chargées d’appliquer des politiques institutionnelles… Mais il parlera aussi à celles et ceux qui dans ces institutions, sont chargées de pointer des dérives, ou de réparer les dégâts causés par des structures qui ‘fabriquent de l’indignité’. (médiatrices, chargée des ressources humaines etc.) Enfin, il apportera un recul précieux aux personnes confrontées au quotidien à la grande vulnérabilité et à la précarité (travail social, migration, soin, incarcération…).

Cynthia Fleury, La clinique de la dignité, Paris, Seuil, 2023.

Camille Andres est journaliste pour le mensuel romand Réformés

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La clinique de la dignité – cover
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Camille Andres

Journaliste pour le mensuel romand Réformés

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