Traité de Lausanne 2023. Une avalanche de voix, de textes et d’images. L’histoire du Proche-Orient et de l’Eurasie, concentrée dans la capitale vaudoise, sur une colline dominée par la Cathédrale. Étrange sentiment de se sentir tout un coup si loin, de ce qui m’est pourtant très proche : étranger chez soi et à son propre héritage. Et des questions.
Le Traité de Lausanne (1923) m’était complètement inconnu. La première fois que j’en ai perçu quelque chose, c’était en juillet 2023, lorsque j’ai croisé deux personnes, plutôt âgées, qui prenaient le train à Lausanne en direction de Genève. Ils avaient une pancarte avec des inscriptions qui faisaient référence à l’indépendance Kurde.
Après coup, j’ai compris qu’ils revenaient (sûrement) de la manifestation qui avait eu lieu toute la journée à Lausanne, avec un arrêt spécial devant le palais de Rumine.
Depuis, j’ai pris connaissance du Lausanne Project et du projet de mémoire Lausanne 2023. Le Forum Politique de Berne a mis cette thématique à son programme d’août-octobre, en lien avec l’exposition Frontières au Musée Historique de Lausanne.
Je suis allé voir l’exposition du Musée Historique. Alors que je voulais me concentrer initialement sur la longue frise historique, deux autres choses ont attiré mon attention.
D’abord, une voix, en train de raconter une histoire. Le musée projette un court-métrage qui retrace l’histoire qui a mené à ce que les grandes nations issues de la Première Guerre mondiale se retrouvent à Lausanne, pour négocier le traité. La phase finale d’un démantèlement progressif de l’Empire ottoman, qui trouve un premier point de cristallisation dans la guerre de Crimée (1853-1856).
Géopolitique liant nationalisme montant, motivations religieuses et instrumentalisation de tensions ethniques. État-nation (culturellement et ethniquement homogène) qui nait des cendres du déclin des empires occidentaux – Lukas Hupfer a bien résumé cette situation dans sa propre contribution sur notre blog (Au nom de la démocratie et de la paix).
Ensuite, un étrange amas de tissu noir et informe, étalé sur le sol. Une figuration du tapis sur lequel fut signé le traité : noir, parce que le temps l’a décoléré, les franges défaites, parce que le montage politique n’est – de fait ou peut-être ? – pas clos.
Lui correspond plus loin une grande table rouge : une réplique de la table originale, qui se trouve maintenant en Turquie. La Confédération n’a toujours pas accepté cette œuvre de l’artiste kurde Mirkan Deniz.
Ces impressions liées aux objets et la frise historique me font un sentiment d’étrangeté : le rappel d’une période de fortes interactions économiques (Nestlé, Crédit Suisse) entre la Suisse et ce qui allait devenir la Turquie. Le symbole en est la fameuse ligne Simplon-Orient-Express.
Deux figures contrastées :
Le militaire et fasciste Arthur Fonjallaz (1875-1944), originaire de Prilly, président de la Société des Amis de la Turquie et de la Syndicat d’Entreprises en Orient, instigateur de relations économiques fortes entre la Suisse et la nouvelle nation turque.
Le pasteur Antony Krafft-Bonnard (1869-1945) qui a organisé l’accueil de réfugiés arméniens à Begnins et à Genève à la suite du génocide (1915) perpétré par le gouvernement ottoman.
Et étonnement : Le Code civil Suisse est introduit en Turquie en 1926, ce qui signe la fin du régime politico-religieux du Califat. (Pour approfondir, cf. KIESER, 2004).
Dans la salle du fond, trois grands écrans et des visages qui parlent en silence, avec des sous-titres. Il faut prendre les écouteurs. 12 témoignages : Turques, Arménien·ne·s, Kurdes, Juif·ve·s, Grec·que·s, Alévies, Araméens. La parole et le visage des héritiers de ce qui fut l’un des plus grands empires multiethniques du bassin Méditerranéen. Et leurs relations brisées.
Perspectives croisées qui brisent le point de fuite en le pluralisant, génèrent un sentiment de contrastes, une tolérance à l’ambivalence : on ne résoudra pas le conflit en le simplifiant à l’un ou l’autre de ces aspects. Le status quo entre groupes dominants permet une base de coopération pacifique, la construction de pont. Quelqu’un sera oublié sur le bord de la route, luttera ou non, sera soutenu ou non.
En 1939 une femme, Ayşe Afet İnan (1908-1985) soutient à l’université de Genève une thèse en sociologie développant un racisme turc, cherchant l’ancienneté et la spécificité de ce peuple anatolien. En 2020, la chercheuse Lausannoise Zeynep Oguz problématise les relations entre géologie, fondement idéologique de l’État-nation et gouvernance dans un monde globalisé et conscient de sa précarité (sociale, écologique, etc.).
Ce changement d’accent est reflété par le contraste entre les vingt-cinq caricatures, stéréotypées, dessinées lors des négociations du Traité (1923) et les 140 dessins minimalistes de Mirkan Deniz, qui tracent les contours d’une Turquie contemporaine militarisée. Au regard piquant et outrancier offert par la caricature, suit l’exposition froide d’une situation figée. L’espérance : ailleurs ? Au milieu ? Mais quel milieu ?
Par-delà les anciennes alliances politiques et économiques, y a-t-il à apprendre de la formation de ces États (Suisse, Turquie) où la configuration géologique joue un rôle crucial, mais où la cohabitation des peuples et des cultures s’est négociée différemment ?
Une nouvelle théorie de la démocratie, de la gouvernance politique en général, peut-elle dépasser le lien étroit entre État-nation et État de droit ? L’exposition permet en tout cas de ne pas oublier l’histoire de ce lien – inscrite dans la matière qui porte les négociations d’une paix (tapis, table, papiers), où sont marqués la pacification, l’exclusion et le status quo.
La juxtaposition des identités brise les perspectives uniques. Mais comment ne pas devenir nihiliste ? Ne pas développer une indifférence face au contraste des récits, mais rester dans la préoccupation propre à la justice ? Les pierres crieront (Jean Alexandre). Écouter, innover, créer, subvertir, défaire et refaire – mais ne pas laisser tomber l’idéal démocratique, ni l’État de droit ? Ne pas se contenter de la réalpolitique, ne pas moraliser ce qui ne doit pas l’être ?
Le 27 septembre, l’héritage géopolitique du Traité de Lausanne sera discuté au Forum Politique de Berne à partir du rôle que peut jouer l’art dans l’évolution de l’État-nation. « Frontières, violence et États nationaux » Une table ronde animée par Gaby Fierz, commissaire de l’exposition Frontières au Musée Historique de Lausanne.
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