La langue de là-bas

Entre deux langues, deux cultures, deux continents. Identités doubles, ou plutôt : oscillante. Condition d'exile se muant en témoignage d'une condition première qui cherche ses mots. « La langue de là-bas », un livre pour découvrir l’auteure Silvia Baron Supervielle et pour goûter à une écriture issue de la migration. Une écriture entre les mondes.

Sur l’auteure

Silvia Baron Supervielle est née en 1934 à Buenos Aires. Fille et petite-fille d’émigrés français et espagnols, elle grandit en Amérique du Sud entre les langues et les cultures comme bon nombre des habitant-es du Rio de la Plata. En 1961, elle décide de marcher sur les pas de ses ancêtres et se rend en France, pays qu’elle ne quittera plus. Elle commence à écrire en français et devient un pont entre les langues. Par ses œuvres, elle ouvre une porte sur la société instruite et visionnaire qu’elle a connue à Montevideo et Buenos Aires ; par ses traductions, elle contribue à faire connaître José Luis Borges de ce côté-ci de l’océan et Marguerite Yourcenar de ce côté-là.

Une sorte de testament

Difficile de classer le dernier ouvrage de Silvia Baron Supervielle. Si l’éditeur se risque peu en le qualifiant de récit, je le nommerais testament tant il apparaît au fil des pages que l’écrivaine de presque 90 ans effectue un dernier tour de piste, revisitant les thèmes qui constituent le cœur de son travail littéraire.

Un testament. L’auteure nous révèle des facettes de ce qui pourrait être un journal personnel. Les cinquante-huit brefs chapitres sont autant de billets, parfois autobiographiques, parfois instantanés de vie quotidienne. On entre dans une compilation où les thématiques foisonnent, mais se rapportent de fait à trois ou quatre grands sujets. L’ouvrage parle surtout d’exil, de langues et d’amour. Ces trois chapeaux voient s’empiler en eux foule de couvre-chefs plus petits – mère, musique, prière, fleuves, famille – et sont scandés par des extraits d’œuvres de toutes sortes : poésie, tango, peinture, Bible. Silvia Baron Supervielle tient en elle un héritage partagé entre la culture sud-américaine et la culture européenne.

Elle évoque très souvent des lieux, des fleuves, des villes. A l’instar du Rio de la Plata ou de la Seine, elle est elle-même une passerelle entre les langues, les pays et les cultures. Elle ne se voit pas dans un rôle de médiatrice, elle appréhende cette position particulière comme le moteur de sa vie, comme sa muse et sa situation existentielle. C’est en tant que migrante entre le Rio de la Plata et la France qu’elle accède à sa condition d’écrivaine. Dans cette posture naît la « langue de là-bas ».

L’exil, situation existentielle

En vérité, dès ma naissance j’ai attrapé l’exil (p. 8). Cette phrase accroche la lectrice, frappe comme un virus incurable. Tout est dit après quelques lignes seulement, tout est dit mais Silvia Baron Supervielle va déployer à l’envi cet aveu initial. L’exil, comme la langue, incarne l’ambiguïté de la situation des personnes migrantes et des premières générations après elles.

L’auteure tangue entre ici et là-bas, où là-bas c’est à la fois l’Europe et l’Uruguay, en fonction des voyages, des pensées, des souvenirs. Dans cet entre-deux fécond, la mémoire et la nostalgie jouent en pièces maîtresses. Celui qui traverse l’Atlantique n’oublie pas son premier pays. L’infini ne se range pas dans le passé. Il se mêle au va-et-vient de la distance (p. 68). La distance produit l’essence de la vie, elle détermine l’horizon. Où que soit Silvia Baron Supervielle, elle est loin. D’un pays, d’une terre, d’un fleuve, mais aussi loin d’elle-même. Son histoire et son existence sont traversées par cet éloignement qui ne se refermera jamais et qui nourrit à la fois son imaginaire et son écriture.

Le passé y tient un rôle majeur et un événement caractérise l’histoire de l’auteure. Sa mère, Raquel, meurt lorsqu’elle n’a que deux ans. Elle ne se souvient pas d’elle, mais elle vit dans cette présence disparue trop tôt :

Plus que ma langue, l’espagnol est la langue de Raquel, et pourtant je n’ai jamais entendu sa voix. J’ai toujours vécu dans un rêve qui me tire vers l’ailleurs et j’aspire à être une étrangère à part entière après ma mort (p. 39).

L’exil, au propre et au figuré, maladie et condition, complétude et souffrance. Silvia Baron Supervielle reste une étrangère. Extérieure à elle-même, en dehors d’un monde, dans un autre monde, à la fois totalement intégrée et absente. Après sa mort, elle aspire à un statut d’étrangère « à part entière ». Est-ce conscient, est-ce voulu ? J’y lis quelque chose de biblique : ne sommes-nous pas des étrangers sur la terre, nomades à l’image d’Abraham, destiné-es à être pèlerins d’une existence passagère, déjà au contact d’un royaume autrement plus beau et juste ? Obéir à l’appel divin. Abraham est le premier nomade qui obéit à l’Eternel. Il est possible que les départs répondent à une nécessité spirituelle (p. 125).

La ligne de crête entre la vie d’exilée et la mort en étrangère s’exprime tout au long du récit à travers un souvenir-refrain devenu image à la fois de l’origine et de la nostalgie : Je ressens la brise qui les [les eaux brunes] parcourt alors que je me promène avec mes parents sur l’avenue côtière de Buenos Aires appelée Costanera (p. 8).

Langues : osciller et traduire pour s’approcher de soi

On pourrait considérer la ou les langues comme la porte d’entrée principale du livre. Le titre d’ailleurs nous y inciterait. La langue de là-bas, mais quelle langue ? Et surtout quel « là-bas » ? A priori, je pensais que la langue de là-bas serait l’espagnol et là-bas la terre que Silvia Baron Supervielle avait quittée il y a plus de soixante ans. Mais est-ce vraiment ainsi ? En vérité, nous avions tous une seconde langue. (…) Nous étions absolument de là-bas, mais avec, sur nous, ce regret comme un voile héréditaire (p. 35).

L’ambiguïté fait partie de l’identité double, les allers et retours persistent. Et peut-être persistent-ils d’autant plus qu’ils restent limités aux langues, à ces deux langues, l’espagnol et le français. Silvia Baron Supervielle s’établit en France en 1961 et tout est dit en quelque sorte : sa vie concrète, sa vie physique et géographique, se déroulera désormais en France.

Les langues, elles, voyagent, traversent l’Atlantique, et l’auteure se met à écrire en français. Non plus seulement à traduire, mais à osciller entre les langues. On sent que la vie se joue dans ces échos, dans ces subtilités, dans ces différences d’accent. Traduire, et traduire la littérature de surcroît, ne constitue pas un exercice ou une compétence professionnelle, mais il s’agit bien pour Silvia Baron Supervielle de dire la vie plus pleinement, de se rapprocher de qui elle est, francophone, hispanophone, européenne, sud-américaine.

L’amour ineffable

Nous ne pouvons pas exister sans Dieu. Ni exister sans amour, ces deux pays se trouvant partout entre la mer et le ciel (p. 101). L’exil comme condition première, les langues comme lien avec le monde, l’amour comme expérience englobante. Silvia Baron Supervielle met Dieu et l’amour dans deux pays différents mais leur proximité n’en est pas moins réelle : ils occupent tout l’espace, ils incarnent l’univers, la création, la réalité.

L’écrivaine dit à quel point elle a grandi entourée de parents pieux, catholiques. La prière occupe une place de choix dans leur vie, une piété que l’on qualifierait aujourd’hui de bigote l’accompagne. On comprend néanmoins – et, venant d’une écrivaine qui renoue avec ses origines françaises, cela ne manque pas de surprendre – que la religion chrétienne, la Bible et la prière appartiennent à la sphère la plus intime de Silvia Baron Supervielle. Elle garde intact en elle ce lien à la spiritualité, sa foi, encore une résonance de ses origines et de la présence-absence de sa mère.

Ainsi, l’amour dans ce texte se décline dans la famille, ancrage dans la vie et en Dieu, ancrage tout court. Le texte ne manque pas de références bibliques, de courtes méditations sur la mort et surtout d’allusions à l’importance de la prière. C’est un murmure de l’âme (p. 86). Parler sur le mode du murmure, pour une amoureuse de la langue, dit l’intimité de son lien avec la prière et, par extension, avec Dieu. A aucun moment dans le texte, on n’a l’impression que l’écrivaine soit amoureuse, séduite par un autre être humain. Ce pan de sa vie reste muet. Est-ce le reflet d’un choix littéraire ou d’une réalité d’ordre spirituel ? Silvia Baron Supervielle s’apparente-t-elle davantage à une mystique contemporaine qu’à une amante ou une compagne ?

Peu importe ce secret. Ce qu’elle nous laisse se trouve dans ses mots : La prière et la peinture sont aussi sacrées pour moi que l’horizon (p. 163). Une façon d’exprimer son amour et sa vénération du divin et de l’art, traces d’infini qui ont nourri son existence et l’accompagnent dans la dernière étape de son voyage. Là-bas.

En exil, le souvenir lui-même devient la vie (p. 11).

Silvia Baron Supervielle, La langue de là-bas, Seuil, 2023

Janique Perrin, Docteure en théologie, pasteure, responsable de la formation d'adulte francophone pour les Eglises réformées Berne-Jura-Soleur.

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