Il fallait bien que les Églises se mettent à dos celles et ceux qui s’intéressent encore à elles. Écriture et langage inclusifs appliqués à « Dieu ». Le « wokisme » et le « politiquement correct » semblent avoir réussi leur OPA ecclésiale.
C’est en tout cas l’impression qui ressort de la petite tempête médiatique suscitée au début d’année 2022 autour d’un projet de la Compagnie des Pasteurs, diacres et chargé·e·s de ministères de l’Église Protestante de Genève (EPG). « Démasculinisation de Dieu ». Le but : permettre une appropriation plus inclusive du mot « Dieu » dans la pratique liturgique. « Les femmes ne peuvent pas se reconnaître et inclure leur réalité féminine dans leur vie de foi si Dieu n’est que masculin » (Laurence Mottier, modératrice de la Compagnie, Protestinfo).
Et les réactions : « débat lunaire » (Vincent Schmid, philosophe et pasteur à la retraite, Watson), « sommet du ridicule » (Bertrand Reich, président du PLR Genève, Watson), « l’Église est restée très masculine dans son fonctionnement […] agir sur le langage en premier est un peu accessoire » (Agnès Thuégaz, pasteure dans l’Église Évangélique Réformée du Valais, Protestinfo). On devrait le savoir pourtant : « La représentation de Dieu qui se dégage de l’ensemble de la Bible est clairement masculine, en particulier par l’utilisation des pronoms exclusivement masculins. » (Denis Ramelet, La Nation)
Cette petite vague médiatique a des effets. Laurence Mottier est placée dans une posture défensive (voir notamment son article dans Le Temps, Dieu au-delà du genre). Un délégué du Consistoire pose la question : est-ce qu’« une position claire et institutionnelle sera prise sur les façons de nommer Dieu » (Protestinfo) ? L’autorité théologique de la Compagnie est contestée : ce devrait être au Consistoire de trancher (François Dermange, Protestinfo). La présidente en poste doit tempérer : tout cela n’est qu’un « vague projet » (Eva di Fortunato, Protestinfo) – et semble le rester (Chantal Eberlé, Protestinfo).
En réponse à cette tempête, la Compagnie s’associe avec la Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Genève pour proposer une journée d’étude afin de reprendre le sujet : « Quels langages pour dire Dieu ? Genre, Parole et Christianisme » (05 octobre 2023).
Dans cet article j’aimerais revenir brièvement sur les enjeux de cette journée et du débat qui a motivé sa mise sur pied. Dans un premier temps je reviens sur la controverse et sa dimension politique et sociale. Dans un deuxième temps je résume et commente le contenu des interventions proposées lors de la journée. Dans un troisième temps j’essaie de résumer ce que je retiens de la discussion, et la met en écho avec des développements issus de la théologie queer.
L’initiative de la Compagnie répond à un appel collectif issu de la Grève des femmes de 2019. Dans les différentes revendications de cet appel, il y a notamment la demande de mettre en œuvre « un groupe de travail pour mener une réflexion théologique sur la représentation au-delà du genre […] afin de tenir compte de la diversité des expériences du Divin et de permettre à chacun.e de pouvoir vivre et exprimer pleinement sa foi. » (Thèses pour la grève des femmes, pt. 6) La revendication est réitérée en 2023.
La politisation de la langue en vue d’une transformation sociale fait aujourd’hui partie des objets de dissensus établis. Elle est notamment liée aux luttes émancipatrices féministes et LGBTIQ+. S’exprimer par rapport à cet enjeu mène à se positionner sur le spectre des antagonismes que cette lutte génère. Ici c’est une pluralisation des expressions théo-logiques au sein de l’Église qui est revendiquée.
Cette revendication apparaît dans un contexte qui semblerait a priori favorable à la démarche. Outre la libéralité avec laquelle les Églises réformées de Suisse traitent habituellement leur production liturgique, cela fait déjà plusieurs années que l’EPG soutient des dynamiques émancipatrices. Au départ via le Lab – jusqu’à sa fermeture annoncée pour la fin de l’année 2023 – mais également via une antenne LGBTI. De nombreuses Églises réformées, tant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande mettent en place des lieux qui thématisent l’inclusivité de manière innovante. Du point de vue du langage, l’EERS a adopté un guide pour un usage inclusif de la langue (Accueillir en mots et en images, 2022) et le propose à ses Églises membres.
Ces choix institutionnels activent de fait un différend à portée politique au sein des Églises. Le positionnement institutionnel en faveur d’une pluralisation de la théo-logie quant à la dimension du genre a d’une part une portée politique externe. L’Église signale où elle se situe dans le débat social. Mais ce faisant elle active aussi une dynamique politique en son sein. Le politique traverse et forme l’Église tout autant que la société, d’autant pour des Églises réformées en Suisse organisées sur une base démocratique.
Le défi spécifique pour les Églises dans le cas des travaux de la Compagnie, tient au fait que c'est le langage « propre », langage religieux, « leur » théo-logie qui est saisi par une dynamique transformatrice. Cette pression s’exerce dans deux directions : d’une part quant à la raison d’être assignée aux Églises dans la société – dans une société sécularisée, qui parlerait de « Dieu » si ce n’est les communautés religieuses, dont les Églises ? D’autre part quant à la régulation des activités de l’Église par la théologie, entendue ici comme instance réflexive, formée par la recherche et le débat contradictoire propre à la sphère académique.
L’organisation d’une journée d’étude en collaboration avec la faculté est donc une tentative d’activer cette fonction régulatrice de la théologie dans la lutte qui se concentre autour de la théo-logie de l’Église Protestante de Genève. Regardons de plus près ce qui ressort de cette tentative.
Je reprends successivement les différentes interventions de la journée. N'ayant malheureusement pas pu assister à la table ronde conclusive je n’en dirais rien.
La présentation se concentre sur l'expérience mystique et sa relation à la théo-logie. Cette expérience tient en tension deux éléments : premièrement, elle met en scène un « Dieu » qui se trouve au-delà du langage. De là il en ressort, deuxièmement, une expérimentation foisonnante dans les manières et possibilités de dire « Dieu ». Cette expérimentation se fait souvent en marge de la communication institutionnelle de l’Église. Elle est le fait d’individus ou de mouvements. Elle fait bouger les lignes du discours normé.
Ce langage peut chercher une forme de dépassement du langage sur « Dieu » par le langage : « Dieu » comme le « sur-essentiel » (Denys l’Aréopagite), le « près-loin » (les béguines). Mais il peut aussi chercher à travailler sur des associations spécifiques, telle l’expression « Dieu-paix » (Madame Guyon). Ainsi au niveau de la thématique du genre il arrive au Moyen-Âge qu’on s’adresse à « Dieu », tout comme à Jésus, en disant « Notre Mère »3.
La discussion qui a suivi cette présentation était traversée d’une tension entre créativité et travail de la normativité : d’une part la créativité propre au discours mystique permettait une forme de prise de parole des femmes dans la sphère publique, mais au prix de leur identité – elles peuvent parler, parce qu’en tant que mystiques ce ne sont pas elles qui parlent, mais « Dieu ». D’autre part la politisation contemporaine de la théo-logie propre à la praxis ecclésiale (notamment dans la production liturgique) génère un conflit public autour des différents registres de normativités liés au genre et à leur fonction dans la structuration institutionnelle et sociale – visant ainsi une transformation de la praxis ecclésiale elle-même.
Cette intervention met en évidence que l’expérience de l’altérité radicale de « Dieu » dans sa proximité la plus intime ne ferme pas l’exploration créative du langage pour dire « Dieu ». Au contraire : elle l’alimente et l’ouvre. Le silence peut être un moment de l’expérience mystique, mais pas le seul.
Selon Mazzocco le divin est à chercher dans l’ouverture et l’investissement d’un espace de créativité. Les productions issues de cette créativité sont à mettre en dialogue. Suivant cette option, la créativité est appelée à se faire librement, dans la mesure où elle ne vise pas à s’établir comme norme. Sous cet angle, le fait que la Compagnie, comme autorité théologique de l’EPG, se saisisse de cette créativité, est au mieux ambivalent.
Les expériences menées à l’interface entre psycholinguistique et psychologie sociale démontrent aujourd’hui clairement l’impact du langage – notamment de la manière dont il structure le genre – sur nos comportements sociaux, notre manière d’évaluer et de juger, nos représentations, etc. La recherche montre également que l’alliage entre langage et structures psychosociales n’est pas figé, mais qu’il peut évoluer dans la vie d’une personne ainsi qu’à l’échelle d’une aire linguistique. Gygax a rendu sa présentation accessible en ligne. Elle offre une excellente introduction à ces recherches.
Gygax a souligné que ce n’est pas aux chercheuses et chercheurs de dire s’il faut changer les pratiques. Ce que sa présentation montre c’est que l’usage exclusif du masculin (p. ex. dans le sens du masculin générique ou dit « universel ») renforce une normativité androcentrée. Il souligne également que le travail sur le langage n’est que l’un des aspects possibles de la transformation des normativités sociales impliquant le genre : le droit, ainsi que les normes économiques (représentations et régulation effectives) sont d’autres dimensions dont il faut tenir compte.
Cette intervention décentre par rapport à une discussion proprement théologique. À celles et ceux pour qui les valeurs d’égalité et de justice sont centrales, elle donne des arguments en faveur d’une transformation des usages de la langue, et donc aussi de la théo-logie, tout en délimitant la portée des effets possibles de cet engagement.
Dans le registre de la démocratie libérale, le caractère scientifique des éléments présentés autorise leur utilisation dans le débat. Il me semble que c’est un critère qui vaut aussi pour la délibération politique « interne » aux Églises réformées en Suisse.
Cette présentation nous a fait traverser les évolutions du genre de « Dieu » dans l’Ancien Testament. Dans le contexte du Proche Orient Ancien, on trouve tant des divinités féminines que masculines. Le dieu « Yhwh » apparaît d’abord (10e-6e siècle) comme une divinité masculine parmi d’autres divinités et une divinité féminine semble parfois lui être associée.
À partir du moment où se développe une vénération exclusive de Yhwh (monolâtrie), sa féminité va devenir un enjeu : soit le rôle de la divinité féminine est transposé sur le peuple (Israël), soit le dieu va commencer à avoir des attributs féminins (cf. notamment Ps 90,2 ; 131,2 ; Esaïe 42,13-14 ; 46,3 ; Gn 1,26-27 ; 49,25-26 ; Job 38,8-10). L’évolution du culte d’Israël vers la reconnaissance d’un dieu unique et universel (monothéisme) tend à confirmer cette tendance propre à la monolâtrie.
Si « Dieu » apparaît d’un point de vue grammatical exclusivement au masculin dans le texte de l’Ancien Testament – et sur ce point ce n’est pas différent dans le Nouveau – il faut en même temps reconnaître que le texte biblique présente une pluralité de configurations possibles des relations entre « attributs genrés » et « genre grammatical ». Autrement dit : « Dieu-Il » peut avoir des attributs typiquement féminins, comme des attributs masculins. Il y a une fluidité relative de la dimension du genre dans les représentations vétérotestamentaires de « Dieu », même s’il n’y a pas de visibilité grammaticale de cette fluidité.
Cette présentation n’offre pas de résolution à la tension ecclésiale. Elle ne nous dit pas encore comment il faut interpréter et recevoir cette ambivalence dans la théo-logie de l’Église. Argument pour le masculin universel ? Argument pour la fluidité du genre de « Dieu » ? Argument pour une vision évolutive du genre de « Dieu » ? Trivialité de la question ? L’exégète s’abstient de formuler un critère qui permette de trancher.
La dernière intervention de la journée s’est concentrée sur la transformation de la représentation de Dieu dans le christianisme moderne. De telles transformations ont effectivement lieu et ne relèvent pas uniquement du discours des élites. Au bout d’un moment il arrive qu’une transformation soit adoptée par une majorité et par l’institution : on le voit clairement dans le passage d’un « Dieu terrible » (XVIe siècle) à un « Dieu d’amour » (XIXe siècle). Les moqueries adressées aux premières tentatives de présenter le « Dieu d’amour » dans les textes de l’Église (p. ex. à l’égard de la 7e proposition pour la Liturgie de l’Église de Genève 1875) sont des indicateurs de l’effectivité du changement en cours.
On peut observer de mêmes efforts de transformation en ce qui concerne le genre de « Dieu ». Scholl en propose une histoire en différentes étapes. Premièrement, il y a une lutte des femmes pour dégager le discours sur « Dieu » de son emprise masculine, que ce soit dans l’interaction avec le texte biblique (Sarah Grimké, 1792-1873) ou dans la production de l’imaginaire théo-logique (George Sand, 1804-1876). Suit une lutte en vue d’une démasculinisation de l’imaginaire théo-logique. Cette lutte est à la fois émancipatrice et créative. Elle pousse ses protagonistes sur les marges du christianisme. Cette étape débouche dans les années 1980 sur des expérimentations liturgiques concrètes (voir notamment le collectif L’autre Parole au Québec).
Une comparaison peut être esquissée : l’adoption du « Dieu d’amour » est actée. Cette représentation n’est plus un sujet de remous, ni de contestations au sein du christianisme. On ne peut pas en dire autant du « Dieu démasculinisé », même si cela fait bien plus de 100 ans que le travail sur le « genre du divin » est en cours. Pour l’instant, la pluralisation de la dimension du genre dans les représentations de « Dieu » reste un facteur de troubles au sein du christianisme. Celles et ceux qui s’engagent pour ce changement de représentation s’exposent à leur marginalisation. Un christianisme non-patriarcal et non-androcentré est-il possible ? La réponse à cette question reste suspendue.
Cette intervention indique le temps long des changements de représentation. Elle esquisse aussi les phases que peuvent traverser de tels changements. Elle montre aussi les phénomènes de résistance. Elle aussi ne se prononce pas sur l’issue possible de la dynamique en cours.
Le changement de représentation est d’abord l’histoire d’individus et de collectifs qui luttent d’abord pour acquérir un espace d’expression, et qui luttent ensuite pour un changement normatif. Une hypothèse que je risque ici : le fait que la dynamique de ce changement de représentation ait trouvé sa place dans les instances ecclésiales, et notamment dans des instances de régulation comme la Compagnie, n’indiquerait-il pas le passage d’un cap supplémentaire ?
À différents niveaux, la journée d'étude a montré la variabilité de la représentation du genre de « Dieu » dans la tradition chrétienne, tout en insistant sur le fait que cette variation reste un phénomène des marges. Elle reste un facteur de trouble par rapport aux usages institués. Elle montre aussi les mécanismes psycholinguistiques à l’œuvre dans la construction normative du genre et leur rôle dans le fonctionnement du genre dans la normativité sociale.
Les différentes présentations sont restées distantes par rapport aux décisions à prendre quant aux états de fait qu’elles ont décrit. Seule la présentation de Mariel Mazzocco esquisse une piste d’action. Il s’agirait d’aller en direction d’une créativité langagière et du dialogue, afin de permettre un déconditionnement du langage théo-logique.
Cette dernière piste, si elle est à suivre, implique à mon sens de penser les conditions politiques et institutionnelles de ce déconditionnement – ou plutôt : du différend au sujet de « Dieu » et des théo-logies qui le sollicitent dans la praxis ecclésiale.
Dans la mesure où ce qui est en discussion est là théo-logie d’une Église, donc ce qui lui est attribué en propre dans notre contexte social, il me semble nécessaire de penser plus loin la dynamique politique de cette discussion ainsi que l’adéquation ou l’inadéquation des mécanismes institutionnels actuellement en vigueur pour la régulation de cette dynamique – notamment de la fonction que prend ou que devrait prendre la théologie dans ce contexte, voir les impasses auxquelles son investissement habituel se trouve confronté.
La théologie protestante a insisté sur le fait de laisser la parole à « Dieu » – de la laisser dire qui « Dieu » est. « Dans l’écoute des images que Dieu nous donne de lui-même, nous pouvons arrêter d’illustrer Dieu par des images – les nôtres – qui essaient de le saisir » (Magdalene L. Frettlöh).
La théologie queer invite pour sa part à porter le regard sur l’étrangeté dans laquelle « Dieu » se dit, notamment l’étrangeté matérielle des corps. Pour cette perspective « Dieu » se révèle dans la matérialité des corps et de leurs impressions.
En retournant à la fluidité et à l’histoire des corps, la théologie queer contemporaine insiste sur l’ambivalence de l’identité et des dynamiques d’appartenance. L’advenue des sujets à la liberté prend la voie d’une distance critique à l’égard de toute forme d’identité originaire ou définitive (stable). Cette distanciation critique débouche sur une exposition mutuelle des personnes à leur fragilité intrinsèque. En creux, un appel adressé à autrui à pouvoir exister dans cette fragilité.
La théologie queer se donne pour tâche d’assurer des ouvertures, des espaces d’incertitudes et d’étrangeté pour ce qui dérange, pour ce qui n’a pas tout à fait sa place dans la structure normative – afin de faire de la place pour cette fragilité.
Ceci a des incidences notamment pour la pratique de la théologie elle-même. Elle se retrouve travaillée par une différence de fond, entre une Théologie qui légitime la norme en place (avec une tendance à la totalitarisation) et une théologie qui se place dans un espace d’incertitude et de perturbation (qui résiste à toute intégration). Cette seconde théologie ne doit pas vouloir prendre la place de la première : « Terrible est le sort des théologies de la marge lorsqu’elles veulent être acceptées par le centre » (Marcela Althaus-Reid). Et la première ne doit pas faire taire la seconde.
Cette tension garde l’accès à la Table ouvert, afin de ne pas retenir ce que D.ieu a déjà donné : son corps – corps qui n’est plus accessible à qui veut s’en saisir (noli me tangere). Est accessible seulement le souffle qui anime nos propres corps et leur étrangeté : le souffle du corps du Christ. Peut-être que j’ose risquer une visée de la créativité liturgique : elle un investissement performatif dans une politique des corps qui s’exposent les uns aux et avec les autres. Cet investissement se fait en vue de la vulnérabilité foncière des corps et de leur exposition dans et au jugement de la croix. « L'absence et le vide deviennent ciel. C'est en lui que la ‘pédale’, que le Messie est monté. Ils sont avec D.ieu. Et D.ieu est vie nouvelle. » (Andreas Krebs)
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