Le mythe de la famille “moderne” et de la relation pure tend à occulter le rôle très traditionnel de la famille en tant que facteur qui structure les hiérarchies économiques et sociales.
Sexe, impôt et parenté [SIP], p. 299
Sandro Guzzi-Heeb est maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne (section d’histoire) depuis 2011. Dans Sexe, impôt et parenté. Une histoire sociale à l’époque moderne, 1450-1850 (2022), il déconstruit l’idée selon laquelle la « famille moderne » émergerait au 18e siècle. C’est ici la Suisse qui lui sert de terrain. En effet, étant « composée de cantons de confessions différentes, [elle] représente une sorte de laboratoire confessionnel et […] politique, qui permet d’étudier les comportements sexuels dans des contextes variables, bien que rapprochés » (SIP, p. 15).
Guzzi-Heeb s’intéresse aux « cultures sexuelles », définies comme les « expressions fortes d’identités individuelles et collectives » (SIP,p. 10). À partir des travaux fondateurs de E. Shorter et L. Stone notamment, la famille moderne est identifiée comme « la révolution sexuelle du xviiie siècle » (SIP, p. 26). Pourtant, l’historien constate que « l’échelle de la parenté est curieusement absente de la plupart des histoires de la sexualité », ce qui représente une lacune (SIP, p. 14). Partant de là, il suggère qu’il faut remonter aux réformes religieuses du 16e siècle pour comprendre l’évolution de la structure familiale et ses implications jusque dans la société contemporaine.
La première partie de l’argumentation se focalise sur la période 1450-1700. Guzzi-Heeb aborde ici plusieurs phénomènes qui permettent à l’État de s’immiscer progressivement dans la vie privée des individus. L’argumentation se décline en quatre temps : 1) le rôle de la religion dans le contrôle des mœurs (1. Sexualité et religions) ; 2) l’institution du mariage comme moyen de contrôle de la reproduction (2. Le mariage et la construction de l’État confessionnel) ; 3) les enjeux liés à la transmission du patrimoine et à la stabilité des maisons (3. Le sexe, l’impôt et les transformations de la parenté) ; 4) finalement, l’émergence d’une nouvelle discipline sexuelle (4. Une nouvelle discipline sexuelle : pratiques et contradictions).
En somme, il apparaît que :
La sexualité contrôlée et sélective est l’instrument qui perpétue les différences de classe, de statut fiscal et juridique, qui permet la continuité d’un ordre hiérarchique de privilèges, qui renverse l’essentiel de la charge fiscale sur le dos des non-privilégiés. (SIP, p. 113)
Partant, la maison, légitimée et réglementée par le mariage, devient le « cadre unique de la sexualité admise, base pour la reconnaissance de la descendance légitime, accompagnée par des sanctions contre d’autres formes de sexualité. » (SIP, p. 77).
Dans un deuxième temps, Guzzi-Heeb se focalise c’est sur la période 1700-1850. Dès le 18e siècle, l’importance des relations entre les membres d’une maison engendre de profondes mutations des dynamiques familiales, par le biais d’un développement de l’éducation (5. De la maison à la parenté). Dès lors, l’amour devient une composante essentielle du mariage et de la parenté. En réalité, il s’agit d’un outil de maintien des hiérarchies sociales et de séparation genrée des rôles individuels (6. Amour, sexualité et civilisation. Des obsessions occidentales). De cette logique relationnelle découle un nouveau rapport entre État et population (7. L’amour de l’État pour le corps social). Ainsi, la famille s’institue comme cellule de base de l’État : « c’est à [elle] de forger des citoyens utiles et des patriotes capables de contribuer au progrès [national] » (SIP, p. 216). Finalement, par le biais du contrôle de l’intimité des individus, l’État parvient à affirmer de nouveaux mécanismes de contrôle qui assurent la stabilité sociale (8. La diversification des cultures sexuelles [1700-1830]).
Au terme de son parcours historique à travers l’époque moderne, Guzzi-Heeb revient sur les liens qui émergent entre l’État et la sexualité au sein de la famille (9. Sexualité et politique). La révolution industrielle du 19e siècle et l’évolution du capitalisme entérinent encore cette dynamique en bouleversant les logiques démographiques qui structuraient jusque là la société (10. Héritages et révolutions). Le mariage demeure pourtant « le mécanisme central de contrôle » et « de défense des barrières sociales » (SIP, p. 282).
En conclusion, Guzzi-Heeb constate que tous les mécanismes mis en lumière dans son parcours aboutissent à une « crise de la famille » visible aujourd’hui dans la société, à travers l’instabilité du couple et la chute de la fertilité. Malgré l’apparente fragilisation de la cellule familiale, il parvient tout de même à la conclusion que « la famille – fondée ou non sur le mariage légalement reconnu – demeure l’un des mécanismes clé de reproduction des inégalités » (SIP, p. 299).
En somme, ce travail vient nuancer une lecture linéaire de l’Histoire qui place l’émergence de l’amour romantique au 18e siècle et l’avènement de la famille nucléaire au 19e, comme fondements des oppressions sexistes et capitalistes qui gangrènent la société actuelle. Comme toujours, lorsque l’on s’intéresse aux réalités contextuelles, on se rend compte que le paysage qui émerge est plus nuancé et complexe que ce qu’une observation superficielle laisse entrevoir.
Or, bien que l’émergence des États modernes se caractérise par une volonté d’émancipation des institutions ecclésiales, peut-être gagnerait-on à souligner les racines chrétiennes qui influencent les mécanismes de hiérarchisation de la société. En effet, le conservatisme social de 1 Corinthiens 7,17-24 semble ressurgir dans le souci des classes dominantes d’assurer leurs privilèges. Sans oublier l’importance de la sécularisation au cours des trois derniers siècles, il n'en demeure pas moins que nos relations restent influencées par un lointain héritage qui a encore un poids dans la cellule familiale contemporaine.
Sandro Guzzi-Hebb, Sexe, impôt et parenté. Une histoire sociale à l’époque moderne, 1450-1850, CNRS Editions, 2022.
Marie Duruz est théologienne, Doctorante en Nouveau Testament à l'Université de Lausanne
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