Alors qu'il semblait y avoir un accord, un dialogue et une discussion critique s'impose encore et toujours. La Communion des Églises Protestante d’Europe doit faire face à des différends importants par rapport à la thématique du rapport à la nation et à l'État. Une question qui semblait réglée il y a déjà 20 ans. L'article propose une brève présentation de la Communion des Églises Protestantes d'Europe, de ses acquis et de la manière dont elle a thématisé la relation Église-État-Nation.
La Communion des Églises Protestante d’Europe (CEPE) est le processus d’une longue histoire de dialogue. Elle est également le fruit de l’évolution du statut des Églises protestantes dans les différentes nations européennes. Elle participe du phénomène plus général qu’est le mouvement œcuménique aux XXe et XXIe siècles.
Chronologiquement, le mouvement de rapprochement concerne d'abord les Églises de confession luthérienne et les Églises de confession réformée. La signature de la Concorde de Leuenberg (CL) en 1973, donne la base de la communion des Églises réformées et luthériennes en Europe, auxquelles vont se joindre par la suite les Églises méthodistes (1997). Actuellement, la communion regroupe 95 Églises membres de la plupart des pays d’Europe.
Le critère de la communion ecclésiale est la compréhension commune de l’Évangile (CL 6), dont découle le partage de la table eucharistique et la reconnaissance mutuelle de l’ordination (CL 29). Les Églises membres de la Concorde s’engagent également à poursuivre un dialogue doctrinal, dans la perspective de travailler un « consensus différencié (ou différenciant) ». Elles s’engagent également à travailler à l’unité dans le témoignage et le service, ainsi qu’à poursuivre le dialogue œcuménique avec les Églises qui ne font pas partie de la communion (anglicans, catholiques, orthodoxes, baptistes, pentecôtiste, etc.).
L’un des fruits importants de ce dialogue doctrinal est l’étude ecclésiologique intitulée L’Église de Jésus Christ (Die Kirche Jesu Christi). Elle est adoptée par l’assemblée de Vienne (1994) et donne la base pour un dialogue œcuménique plus élargi, notamment avec l’Église catholique romaine. Elle bénéficie d’une réception importante et marque durablement la réflexion ecclésiologique protestante en Europe.
Au tournant des années 2000, la discussion s’échauffe autour d’enjeux relevant de l’éthique ainsi que de la politique. La négociation des différends au niveau de l’éthique est une tendance caractéristique du mouvement œcuménique contemporain. Les polarisations se sont renforcées au fil des dernières décennies. Pour la CEPE, la recherche d’un « corridor protestant » en matière de positionnement éthique se dessine comme une nouvelle manière de travailler les différends au sein de la communion. Il a été utilisé dans le cadre d’études sur les enjeux bioéthiques et d’éthique sociale.
À l’assemblée générale de 2018 (Bâle), les enjeux sociopolitiques (re)viennent sur le devant de la scène. À cette occasion, la CEPE revient sur les tensions suscitées par le développement contemporain du nationalisme au sein de l’Europe et ce qui peut être perçu comme une crise de l’idéal démocratique au sein même des Églises membres de la CEPE.
La situation tendue sur le plan migratoire et les durcissements dans les développements politiques entre États membres de l’Union européenne, place « l’unité dans la diversité réconciliée » face aux défis des relations entre Églises et politique dans la perspective longue de l’histoire européenne.
Elle interroge notamment ce qui pouvait apparaître auparavant comme un consensus au sujet des droits humains, de leur compréhension et leur statut pour le témoignage et le service des Églises membres de la CEPE – notamment dans la mesure où ces droits humains établissent une base de référence commune avec le projet de l’Union européenne.
Le texte Kirche – Volk – Staat – Nation est le résultat d’un processus de dialogue présenté à l’assemblée générale de la CEPE à Belfast (2001). Le document propose un certain nombre de critères qui doivent guider la contribution des Églises membres à la formation d’une société qui se pense et se vit à l’horizon européen – une société internationale marquée par un pluralisme irréductible, le respect des particularités, une volonté de solidarité et un multiperspectivisme indépassable (cf. Beintker 2014).
L'apport des Églises est pensé dans ce document à partir de la recherche de la communauté (koinonia). Il s'agit de l'un des aspects de la mission de l'Église (Kirche Jesu Christi, 3.2.). En elle se lient les valeurs de la liberté, de l’égalité, de la durabilité, de la participation, de la sécurité et de la solidarité, comprises comme tant de marqueurs d’une vie vécue à la suite de la révélation de l’action salvatrice de Dieu en Jésus-Christ (cf. Kirche – Volk – Staat – Nation, pp. 66-67).
Sous cet horizon, l’Église signale son indépendance et son autonomie de principe à l’égard de tout ordre étatique. Cette position implique une résistance active à l’égard de toute forme d’instrumentalisation des ressources ecclésiales pour les intérêts propres de l’État ou d’un mouvement partisan particulier. Ce texte articule une perspective critique à l’égard des mouvements nationalistes qui tendent à s’identifier avec l’héritage chrétien de l’Europe ou à l'égard des Églises lorsqu'elles font le jeu d'une majorité au pouvoir au détriment des droits fondamentaux d'autres minorités.
L'affirmation de l'indépendance de l'Église par rapport à l'ordre politique a pour pendant la participation des Églises, avec les autres acteurs de la société civile, à l’édification de la société.
Dans cette existence exemplaire de koinonia, les Eglises doivent donner un témoignage public de leur compréhension de la véritable communauté. Elles doivent rendre compte, en paroles et en actes, de leur connaissance d'une vie en communauté dans l'horizon du Royaume de Dieu.
Kirche – Volk – Staat – Nation, p. 67
De cette compréhension de la présence des Églises dans la société européenne et dans les nations qui composent cette société, découlent pour ce texte 6 exigences communes (sans hiérarchie) :
- Organiser l'économie de marché selon des critères sociaux et justes ;
- Humaniser la "mondialisation", c'est-à-dire la rendre compatible avec l'être humain et la nature ;
- Protéger les systèmes économiques des différentes nations contre une dépendance totale à l'égard de ce qui leur est externe ;
- Promouvoir la démocratie et l'état de droit ;
- Faire respecter les droits de l'homme ;
- Soigner la diversité des minorités, mais aussi rappeler aux minorités leur responsabilité dans le dialogue et la compréhension mutuelle.
Kirche – Volk – Staat – Nation, p. 69
Ces éléments expriment les axes principaux de l’éthique sociale de la CEPE. Par la suite, différentes prises de position du conseil exécutif de la CEPE, ainsi qu’une étude présentée à l’assemblée générale de Florence (2012) en approfondiront le profil, en confirmant notamment l’importance cruciale des droits humains (cf. Evangelisch in Europa 2013).
La question des relations entre Église et État n’y est en revanche que brièvement évoquée et ne semble pas faire problème. La discussion se poursuit comme si l'on avait trouvé un consensus autour de ces enjeux. Comme l'affirme Fazakas dans un article ultérieur : « Les Églises protestantes ont [...] une conception théologique claire de l'origine et de la mission de l'État, de la politique, du pouvoir et de son exercice, de l'économie, du progrès technique et de la culture de la solidarité vécue. » (Fazakas 2020, p. 87)
Si cette affirmation correspond aux lignes directrices des textes produits par les différents organes de la CEPE ces dernières années, il n'est pas certain qu'on puisse identifier une réception égale de ces aspects au sein des Églises membres.
En 2018, l’Europe est passée par une crise économique, continue à négocier une crise migratoire, voit peser sur elle la réalité de la crise environnementale et est sur le point de passer par une crise sanitaire. Elle est également confrontée à une crise de la réalisation du modèle de solidarité mis en œuvre par les réglementations de l’EU (crise de la dette publique en Grèce). Les positionnements du groupe de Višegrad dans la crise migratoire, les élections à venir au parlement européen (2019), et le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (2016-2020) vont confirmer un tournant eurosceptique, ainsi que la croissance d'une tendance nationaliste.
Lors de l’assemblée générale de 2018 à Bâle un texte est présenté qui va faire débat : « Miteinander für Europa. 100 Jahre Ende des Ersten Weltkrieges : Gemeinsames Erinnern für die Zukunft » (Ensemble pour l'Europe. 100 ans de la fin de la Première Guerre mondiale : Commémorer ensemble pour l'avenir). Il a été publié dans les annexes du rapport final de l’assemblée.
Ce texte revient sur la fin de la Première Guerre mondiale, qu'il présente comme la « catastrophe originelle » de l’Europe contemporaine. Par le travail de mémoire, il s’agit pour les Églises protestantes de se doter des moyens de faire une analyse critique des processus sociaux, économiques et politiques contemporains et de contribuer à la construction de structures justes. Ce travail d’analyse implique cependant pour ces Églises une auto-analyse de la manière dont elles abordent 5 thématiques :
Le besoin d’une telle auto-analyse viendrait de ce que les « conséquences de la guerre sont encore aujourd'hui présentes de manière sous-jacente et indirecte dans certains pays : les descendants des perdants ont pleuré pendant des générations la perte de leur héritage culturel et de leurs territoires ; une partie des vainqueurs a considéré la situation obtenue par les accords de paix et les gains territoriaux comme un statu quo et a entretenu dans sa propre culture du souvenir une fierté nationale acquise par la victoire, en faisant un point d'identification collectif. En réalité, tous les impliqués et leurs descendants font partie des perdants : les conséquences des traités de paix conclus après la Première Guerre mondiale et le cours du XXe siècle ont montré de manière dramatique que la paix n'a pas été créée par ces traités. » (« Ensemble pour l'Europe », p. 66)
Ce paragraphe met le doigt sur une tension qui n'est toujours pas digérée au sein de la CEPE. Il n'était évidemment pas recevable par l’ensemble de l’assemblée. « Cette […] déclaration provoquera, après l’assemblée de Bâle, un vif débat. Les Églises des pays défaits en 1918, en particulier les Églises de la vallée du Danube (l’ancien empire austro-hongrois), considèrent qu’elles sont faussement traitées par ce document. Elles l’ont, pour cette raison, réprouvé. Le débat est loin d’être clos. » (Birmelé 2023, p. 104)
Depuis Belfast (2001), la CEPE a développé les contours de son éthique sociale. Ces réactions indiquent cependant qu'elle semble ne pas avoir mené le dialogue complexe autour des identités nationales avec la granularité nécessaire. Le travail de 2001 attend encore sa réception. Ceci implique un travail de mémoire aux différentes échelles du protestantisme européen, d’analyse critique mais aussi l’ouverture d’espace de dialogue et de rencontre autour des différends qui se sont manifestés ces dernières années. Ceux-ci ont été trop longtemps recouverts par un consensus faisant le jeu d’une amnésie confortable.
André Birmelé, La Concorde de Leuenberg. Cinquante ans de communion ecclésiale 1973-2023, Paris / Lyon, Éditions du Cerf et Olivétan, 2023.
GEKE, « Miteinander für Europa. 100 Jahre Ende des Ersten Weltkrieges : Gemeinsames Erinnern für die Zukunft » in Mario Fischer et Kathrin Nothacker (éds.), Befreit – Verbunden – Engagiert. Dokumentationsband der 8. Vollversammlung 2018 Gemeinschaft Evangelischer Kirchen in Europa vom 13.–18. September 2018 in Basel, Schweiz, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2019, pp. 65-72.
Michael Beintker, « Europa als unabgegoltene Idee : Ekklesiologisch orientierte Beobachtungen und Reflexionen », Zeitschrift für Theologie und Kirche, vol. 111 (1), 2014, pp. 56-76
Michael Bünker, Frank-Dieter Fischbach et Dieter Heidtmann (éds.), Evangelisch in Europa. Sozialetische Beiträge, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 2013.
Sándor Fazakas, « ‘Wohin treibt Europa?’ Anmerkungen zu einem viel diskutierten Thema aus theologisch-ethischer Sicht », Zeitschrift für Evangelische Ethik, vol. 64 (2), 2020, pp. 83-89.
Wilhelm Hüffmeier (éd.), Die Kirche Jesus Christi. Der reformatorische Beitrag zum ökumenischen Dialog über die kirchliche Einheit, Frankfurt am Main, Verlag Otto Lembeck, 1995.
Wilhelm Hüffmeier (éd.), Kirche – Volk – Staat – Nation. Ein Beitrag zu einem schwierigen Verhältnis, Frankfurt am Main, Verlag Otto Lembeck, 2002.
Ces enjeux seront au coeur du colloque organisé par l'Eglise Evangélique Réformée de Suisse à l'occasion des 50 des signatures de la Concorde de Leuenberg. Le colloque Suchet der Stadt Beste se tiendra du 3 au 5 novembre 2023 à Berne.
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